"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

vendredi 31 août 2012

Miniatures d'enfance

C'est un petit livre de moins de cent cinquante pages, paru sous la discrète jaquette bleutée des éditions du Mercure de France, annoncé par l'éditeur comme « le premier roman d’Emmanuelle Guattari ».

Mais il semble que La petite Borde soit tout autre chose qu'un roman...


Emmanuelle Guattari est née à Blois, dans les années 60, et elle a passé son enfance dans le voisinage de la clinique de La Borde, établissement de soins psychiatriques fondé en 1953 par Jean Oury, qui fut très tôt rejoint par Félix Guattari. La quatrième de couverture rappelle aux oublieux que « cette clinique hors normes entendait rompre avec l’enfermement traditionnel qu’on destinait aux malades mentaux et les faire participer à l’organisation matérielle de la vie collective ». Peut-être devrait-elle aussi rappeler aux mêmes que ce lieu existe toujours, toujours dirigé par le docteur Jean Oury...

Quand on habite enfant à La Borde parce que ses parents y travaillent, l’endroit est surtout perçu comme un incroyable lieu de liberté : un château, un parc immense, des forêts et des étangs. À travers une série de vignettes et par touches impressionnistes, Emmanuelle Guattari évoque avec tendresse son enfance passée dans ce lieu extraordinaire où les journées se déroulent sous le signe d’une certaine fantaisie.

Nous dit encore la quatrième qui sait tout.

Et ce n'est pas faux.

Car si l'auteure s'écarte délibérément du récit circonstancié d'une enfance lointaine, qui serait la reconstitution romanesque d'années dissoutes dans les brumes de la mémoire, c'est pour mieux insister sur ces points où, dans la distance, la mémoire se condense et où se cristallise le souvenir. Elle en compose une suite de miniatures qui dessinent la silhouette de toute une enfance, la sienne mais aussi un peu la nôtre. On ne cherchera pas dans cette entreprise intimiste un témoignage inédit sur La Borde, ou des révélations sur la personnalité de Félix Guattari, mais on pourra y trouver, accord suspendu, comme un écho du génie du lieu :

C’était souvent la Chauffe qui nous emmenait à l’école. C’est-à-dire, un Pensionnaire, dans une des 2 CV Citroën de La Borde.

On retrouvait la voiture et son chauffeur devant le Château.

Nous nous entassions à l’arrière, les petits sur les genoux des aînés, collant nos bouches, nos mains au tube froid de la banquette du siège avant.

Longtemps, ce fut Alexandre. Il roulait très, très lentement. Nous restions assez silencieux.

Nous regardions le compteur ; quand on atteignait le vingt à l’heure, il levait le pied de l’accélérateur ; je ne crois pas qu’il passait la seconde vitesse ; c’était un voyage doucereux dans le hululement assourdissant du moteur, le long des champs de vignes et les petits bois. On s’ennuyait un peu, surtout dans la côte. Mais nous n’arrivions jamais en retard. L’événement, c’était qu’il lâchait tout le temps le volant pour se gratter la paume d’une main avec l’autre ; et nous on essayait de compter à quel intervalle.

Il était très gentil avec nous. Il y avait d’autres pensionnaires plus ombrageux, et là on se tenait vraiment tranquilles.

On nous lâchait devant l’école comme une grosse fournée.

On était ceux de La Borde.

Dans le village de Cour-Cheverny du début des années soixante, la Clinique constituait encore une présence fantastique. La peur des Fous était tangible. Elle nous a sensiblement mis dans le même sac, une bande de drôles de loustics qui laissaient des Fous circuler dans un parc sans barrières et vivaient avec eux. C’est lorsque j’ai été scolarisée en maternelle que j’ai aperçu la situation.

Dans l’univers foisonnant et complet du phalanstère labordien où nous étions nés, je n’avais jamais pris la mesure des choses.

Nous savions que les Pensionnaires étaient des Fous, évidemment ; mais La Borde, avant toute chose, c’était chez nous.

Les Pensionnaires, on disait aussi les Malades, n’étaient ni en plus ni en moins dans notre sentiment. Ils étaient là et nous aussi.

Nous avions pour certains de l’affection et certains d’entre eux nous aimaient beaucoup aussi. Avant toute chose, pour les enfants que nous étions, ils étaient des adultes. En tant que tels, ils étaient dépositaires d’une autorité et plus forts que nous ; la première distinction se faisait là.

(...)

mardi 28 août 2012

La reconquête

Samedi dernier, au cours de l'université d'été du parti qui se dit « socialiste », était organisée une « plénière » sur le thème : Reconquérir les catégories populaires.

(L'emploi du vocable  « catégorie » indique sans doute que l’avènement de la société sans classes est en bonne voie.)

Pour galvaniser les troupes en vue de cette nécessaire reconquête - car c'est trop ballot pour des « socialistes » d'avoir perdu les « catégories populaires » -, deux ministres étaient présents, monsieur Benoît Hamon, pour la décoration, et monsieur Manuel Valls, pour l'ovation.

Qu'on lui accorda généreusement, et debout, selon la presse...

Pour mériter ce triomphe, l'orateur dut, nous dit-on, « littéralement mouill[er] sa chemise » dans la touffeur estivale de La Rochelle. Pour le reste et sur le fond, son discours n'a pas exigé des efforts intellectuels surhumains. Il s'est contenté de broder sur ses trois axes favoris, la « Nation », la « République » et l'« Ordre Républicain » - ce dernier se confondant, pour l'essentiel avec la « Sécurité » -, en proclamant avec force que toutes ces estimables notions un peu creuses sont aussi - et peut-être même surtout - de gauche.

En somme, pour « reconquérir les catégories populaires », il suffira que le parti qui se dit « socialiste » parte à la reconquête de cette logorrhée nationaliste, républicaniste et sécuritaire que la droite et l'extrême-droite lui auraient volées avec le cynisme qu'on leur connaît...
Et, à l'heure du thé ou du café,
on tentera aussi de reprendre Jaurès à Henri Guaino...
(Mug en vente à la boutique du PS,
dans la gamme Bidules.)

Il ne nous reste qu'à attendre quelque peu, et les experts de la chose politique ne manqueront pas de venir nous expliquer, fort didactiquement, que le cynisme est une valeur positive de gauche...

Pour le moment, ce cynisme consiste essentiellement à traiter comme des chiens errants des gens appartenant à une « catégorie » qui, plutôt impopulaire au regard des autres, a été explicitement désignée comme posant problème en tant que telle. Mais - et c'est là que cela se gauchit - on leur appliquera ce traitement pour leur plus grand bien, et on les jettera sur les routes et dans les rues pour les sauver de l'emprise des « réseaux mafieux » qui les exploitent ou pour les écarter des conditions de vie insalubres et/ou « intolérables » qu'ils se font...

C'est une question d'assistance à personnes en danger, nous a-t-on expliqué...

Sur le terrain, la reconquête des friches envahies par les « campements illicites » se poursuit à un rythme accéléré qui aurait de quoi faire pâlir d'envie monsieur Hortefeux et rougir de jalousie monsieur Guéant. Leur successeur, qui se targue d'en avoir terminé avec la honteuse « politique du chiffre », doit les faire rêver, eux qui aimaient tant les comptes ronds : il va bientôt arriver à faire procéder à - au moins - un « démantèlement » par jour, et sous les applaudissements du public.

Aujourd'hui à Saint-Priest, hier à Évry, l'« Ordre Républicain » a progressé sur la ligne de front...

(Et le Front en question semble plus National que Populaire.)

On avait cru comprendre que notre très sécuritaire ministre ferait tout pour être couvert, lors de ces expulsions, par une décision de justice. On avait mal compris.

Ce ne fut pas le cas à Évry, où le « démantèlement » a été mis en œuvre avant que la justice ne puisse trancher. Passant, par hasard probablement, sur les ondes d'Europe 1, monsieur Manuel Valls a pu l'expliquer avec un réel talent pédagogique :

« La politique que nous avons fixée, c’est d'évacuer des campements quand il y a une décision de justice (ce qui n'était pas le cas à Évry lundi) (*) ou quand la situation sanitaire en matière de sécurité est insupportable », a rappelé le ministre. Selon lui, à Évry, « c’est le cas, avec des baraquements sur le bord de la ligne RER », a-t-il précisé.

Maintenant, que les mal-comprenants entendent bien : il faut avant tout les protéger, ces pauvres gens, y compris, si cela se trouve, contre les décisions de justice qui pourraient être favorables à leur maintien dans les lieux.

Être bien protégé, c'est important...
(Condoms en vente à la boutique du PS,
dans la gamme PS.)



(*) Je ne sais si la parenthèse est du ministre ou de la rédaction... Comme je n'ai pas envie d'écouter le prononcé, je laisse comme ça...

dimanche 26 août 2012

La criminologie clandestine

Pour obtenir la création d’une section de « criminologie » au sein du Conseil National des Universités (CNU),  monsieur Alain Bauer aurait, selon le sociologue Laurent Mucchielli, usé d'un argumentaire fort subtil :

(...) [Alain Bauer] accuse la « frilosité » des universitaires, invoque le « retard historique » de la France, prétend que des « milliers d’étudiants » seraient actuellement « dans la clandestinité » et prétend qu’il a toute légitimité pour incarner la criminologie en France, lui qui aurait été « élu par ses pairs » dans une chaire de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers.

N'étant pas criminologue, je ne puis vous dire si la clandestinité est un crime ou un délit, ou s'il s'agit là d'une de ces « nouvelles menaces » dont monsieur Bauer et ses amis font si grand cas. Mais c'est assurément une position fâcheuse pour ces « milliers d’étudiants »... Pour les en faire sortir, un arrêté a été pris par le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et publié au journal officiel en mars 2012,pour imposer, face à la communauté universitaire pour le moins réticente, la création de la section de « criminologie » au CNU.

Bien sûr, les frileux ont protesté. Le bureau de la Commission permanente du CNU, dans un communiqué du 15 mars 2012, a dénoncé « la création d’une nouvelle spécialité scientifique par une voie politique », estimant, plus loin, que « cette création [était] portée par un groupe de personnes véhiculant des préoccupations étrangères à toute considération scientifique ». De son côté, l'Association Française de Droit Pénal « met[tait] en garde contre l'instrumentalisation de la criminologie à des fins politiques et dénon[çait] tant la méthode, qui a[vait] présidé à la mise en place de cette nouvelle instance, que l'inconsistance de son objet ».

Cette « mascarade », conduite dans le plus pur style sarkozien de base, a trouvé une conclusion un peu abrupte le 6 août 2012 avec un nouvel arrêté laconique - la section 75 intitulée « criminologie » est supprimée.

On imagine les « milliers d’étudiants » en criminologie reprenant le chemin de la clandestinité.

Ici désormais s'enseignera la criminologie...
(Photo : Luis Villa del Campo, 2006.)

Laisser entendre que l'enseignement de la « criminologie », au sens de monsieur Alain Bauer et de ses amis, ne se fait que de manière confidentielle pour des  « milliers d’étudiants » au sein de l'Université relève de la farce, ce qui s’accommode assez bien avec la « mascarade » du mois de mars.

Depuis longtemps, les étudiants sérieux peuvent, par exemple, s'intéresser aux activités du Département de recherche sur les Menaces Criminelles Contemporaines. Le DRMCC - ou plus simplement MCC pour les intimes -, a été fondé en 1997 au sein de l'Institut de Criminologie de Paris, à l'université d'Assas. Dirigé par messieurs François Haut et Xavier Raufer, il s'est fixé « pour objet la détection précoce, l’observation et l’analyse de toutes les formes de menaces criminelles aux fins de proposer des diagnostics, de dégager des concepts et de mesurer leur impact », et la page de présentation du département précise, en forme de renvoi d'ascenseur, que 

Le MCC, c’est aussi (...) une complicité, un travail permanent avec notre ami Alain Bauer (qu’on ne présente plus).

En 2009, « notre ami Alain Bauer », grand maître de la « criminologie » française a été, pour sa part, nommé, au Conservatoire national des arts et métiers, professeur titulaire d'une chaire qu'on pourrait croire créée tout exprès pour lui. Des enseignants du Cnam avaient alors peu apprécié l'honneur qui allait être fait à ce respectable établissement et l'avaient fait savoir. Malgré la crainte de voir déferler aux portes du Conservatoire des « milliers d’étudiants » jusque là « dans la clandestinité », la création de cette nouvelle chaire de « criminologie » fut acceptée, et on l'attribua, comme demandé, à monsieur Alain Bauer, que l'on peut désormais appeler le Professeur Bauer.

Depuis, il s'emploie à « fournir les éléments d'une introduction générale à la criminologie de haut niveau », tout en « donn[ant] accès à des éléments actualisés et appliqués », dans un cours annuel.

Durant l'année universitaire 2011-2012, on dénombrait 16 auditeurs inscrits...

(Mais l'on prévoyait la création de quatre postes d'enseignants sur un « pôle de criminologie »...)

Ici officiellement s'enseigne la criminologie...
(Photo : Mbzt, 2011.)

Malgré le succès très relatif de cet enseignement qui paraissait si nécessaire à madame Pécresse, le poste de monsieur Alain Bauer ne semble pas actuellement menacé de suppression. Ce qu'il se permet de nommer « la normalisation » n'ira pas jusqu'à l'atteindre dans sa chaire...

Aussi est-il assez vain de s'interroger sur l'avenir universitaire personnel du professeur Bauer.

Pour le reste, son activité de consultant en sécurité suffira à l'occuper, sans parler de sa passion pour l'art culinaire, qui pourrait bien le mener, un jour ou l'autre, à s'emparer d'une autre chaire, celle d'ethnogastronomie sécuritaire, au Collège de France où il serait probablement flatté d'être coopté...

(Cependant, on ne saurait trop lui conseiller de prendre très régulièrement l'avis d'un consultant à même de faire un diagnostic précis de ses taux de cholestérol et de glycémie. A partir de cinquante ans, il faut être attentif à ces menaces qui pèsent sur les amateurs du bien-manger, même s'ils ont  procédé à un décèlement précoce des risques afférents.)



PS : Sur la « criminologie » française, envisagée sous ses différents aspects, la référence est l'indispensable petit livre de Mathieu Rigouste, Les marchand de peur ; La bande à Bauer et l'idéologie sécuritaire, paru en 2011 aux éditions Libertalia.


jeudi 23 août 2012

Un vieil emmerdeur

Pour qui voudrait évaluer la notoriété littéraire d'un(e) auteur(e) au nombre de lignes de la notice qui lui est consacrée dans ouiquipédia, celle de Catherine Lépront apparaîtrait bien mince. Au lendemain de sa disparition, elle ne comportait qu'une ligne :

Catherine Lépront est une nouvelliste, romancière, dramaturge et essayiste française née au Creusot en juin 1951 et morte à Paris le 19 août 2012.

Suivie de :

Biographie

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Et de la liste de ses livres...

(Les liens des notes avaient tous été consultés le 20 août 2012, ce qui laisse supposer que cette entrée ouiquipédique fut créée le même jour.)

Après tout, les curieuses et curieux de la chose biographique pourront grappiller, ici ou , quelques éléments sur la vie de Catherine Lépront. Mais ce qu'il faut souhaiter c'est que les autres lisent ses livres, ils y devineront assez qui elle a été...

Pour ma part, et bien qu'on la déclare bienvenue, je ne compte pas apporter mon aide à ouiquipédia...

D'ailleurs, cette vie, je ne la connais que très peu...

Catherine Lépront.
(Photo : Sipa.)

Je connais peut-être davantage celle de Lic, son grand-père maternel, ce « vieil emmerdeur » dont elle dresse un portrait dans Le passeur de Loire, paru en 1990 aux éditions Gallimard, dans la collection L'un et l'autre.

Mon frère aîné et mes sœurs sont nés à Paris. Notre plus jeune frère naîtra à Orléans. Je suis née ici, à quelques pas de la maison du Creusot. Lic dit qu'il a été le premier à me voir, et que j'avais les yeux ouverts. La belle affaire. Une aveugle aux paupières levées, c'est comme une fenêtre béante sur la nuit noire, sans étoiles et sans lune, sur une ville endormie sans éclairage public, sur un mur, que sais-je ?, un monde en panne. Il faudrait le lui dire un jour, que, contrairement à ce qu'il laisse entendre en précisant que j'avais les yeux ouvert, aucun regard n'a été alors échangé.

Il n’empêche. Cela crée des liens singuliers.

Certes, « des liens singuliers » mais qui resteront dans la distance. A l'exception d'un récit de son enfance, faite à une enfant encore « assez petite pour qu'à table, on soit obligé de [la] surélever en glissant sous [s]es fesses, en guise de coussin, un volume de l'Encyclopædia Universalis - très inconfortable - », sa petite-fille ne recueillera pas les confidences de son grand-père... Plus tard, pour répondre à ses questions, qu'il trouve « assommantes », sur son rôle durant la seconde guerre, il lui donnera à lire, afin de ruiner ses rêves d'un grand-père résistant, la lettre ignoble qu'il avait reçue, le 7 novembre 1940, d'un certain  LF Destouches, et à laquelle il n'avait pas répondu. Lic, médecin militaire, professeur agrégé de médecine au Val-de-Grâce, était alors directeur de la Santé, à Paris, et il le fut de 1940 à la Libération. « J'ai été prié de quitter l'armée. », explique-t-il...

Il ajoute : bien sûr, et rien d'autre, comme si cela n'était pas nécessaire, comme s'il pouvait y avoir quelque logique, pour moi, à ce qu'il ait été prié de quitter l'armée, qu'il soit entré aux usines Schneider, et vive aujourd'hui, à Saint-Jean-le-Blanc, Loiret, une existence d'ermite, refusant toute invitation et toute visite.

De ce grand-père déconcertant, la petite-fille recevra beaucoup, car si le vieil homme n'est guère enclin à évoquer ses souvenirs, il aime partager avec elle la pratique des arts auxquels il s'adonne, dans son atelier, en activités bien réglées, sculpture, peinture, musique... Il ne manque pas de talent en ces domaines, mais il a depuis longtemps tourné le dos à toute créativité personnelle. Au Creusot, où il pouvait les faire cuire dans le voisinage des hauts fourneaux, il ne modelait que des figurines aussi académiques que possible, et à Saint-Jean-le-Blanc, il ne fait qu'appliquer son infaillible sens des couleurs et de leurs nuances à reproduire, les unes après les autres, les tapisseries de La Dame à la Licorne... Au piano, il s'amuse à « massacrer » Mendelssohn et à extraire de Chopin sa « substantifique vulgarité », mais s'interdit par ailleurs tout écart : se surprenant à ralentir, il met en marche le métronome. Lic est un homme qui sait que Phantasie est un mot allemand intraduisible, et qui manque souvent de la plus ordinaire fantaisie, comme si, lui aussi, ne supportait que la perfection. Malgré l'ampleur de ses lectures - outre sa langue maternelle, il lisait l'espagnol, l'italien, l'allemand et l'anglais -, il semble avoir été à peine moins rigoriste en littérature, se contentant de couvrir les marges des traductions qu'il avait en main de remarques acerbes, avec références.

Ce qu'il a légué, enseigné, inculqué à sa petite-fille, on le trouve dans ce qu'elle a écrit plus tard, mais on se demande comment son imagination et sa créativité ont pu résister à cette forme de transmission un peu tyrannique.

C'est une grande part du génie des petits-enfants que de survivre à leurs grands-parents...

... sans rien oublier.

Mais son dernier geste a été aussi plus fantaisiste que ceux qu'il avait jamais accomplis un stylo, un crayon ou un pinceau à la main, avec la terre des figurines ou même à son piano. Vieillard, il a parcouru en une journée la seconde partie du trajet du bricoleur sur laquelle il avait toujours refusé de s'aventurer : il a détourné de son usage ordinaire la ceinture de sa robe de chambre que je l'avais vu sans arrêt serrer et desserrer avec nervosité, et la fenêtre à laquelle il l'a accrochée pour se pendre.

C'était un dimanche de septembre, à l'heure où, là-bas, au-dessus du terreau, les noisettes étaient exquises sous leur pelure amère.

Pour savoir ce que Catherine Lépront faisait résonner en cet accord final, il vous faudra lire son livre.

lundi 20 août 2012

La rue de l'Homme-qui-Chante

Flâneur obstiné, je scande parfois, sans grande originalité, ces deux vers, bien en accord avec les sentiers battus que je parcours :

Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) ;

Et la ponctuation de Baudelaire est comme un petit caillou dans ma chaussure...

Il m'arrive encore bien souvent de donner pour lieu de rendez-vous à des ami(e)s des cafés qui ne subsistent plus que dans « ma mémoire fertile » et d'en indiquer le chemin en décrivant des boutiques de coins de rues depuis longtemps disparues. L'âge venant, il m'est venu l'habitude de parler au passé.

Sage précaution, mais parfois inutile, et je m'étonne qu'on me dise que certaines gargotes jadis fréquentées aient persisté dans leur être de gargotes.

Je pourrais parler de cette crêperie, installée rue Grégoire-de-Tours, que j'ai pu retrouver, à peine rénovée, il y a quelques années.

Ou encore du restaurant Au Bon Couscous, dont l'enseigne existe toujours, rue Xavier-Privas...

(L'établissement est même référencé au FigaroScope, sous l'étiquette World.)

Mais je n'ai pas reconnu les lieux...

Ce ne fut pas notre « café de la jeunesse perdue », mais le lieu des rencontres ripailleuses d'un groupe dont l'amitié s'est depuis lors étiolée. Nous y venions fidèlement honorer le couscous dit royal et nous étourdir de Mascara ou de Sidi Brahim... Et si nous fûmes inconstants, ce ne fut qu'à l'occasion de l'installation, en face de notre Bon Couscous, d'un éphémère Au Meilleur Couscous - qui ne l'était pas, mais il nous fallait bien vérifier.

J'ai depuis longtemps oublié qui avait eu l'idée d'aller chercher un restaurant dans cette ruelle suffisamment proche de La Joie de Lire, la librairie de François Maspero où nous avions l'habitude de nous retrouver.

La rue Xavier-Privas étaient alors peu fréquentée, mais je n'ai pas gardé le souvenir qu'elle ait eu mauvaise réputation. Pourtant, une bonne dizaine d'années avant, Jean-Paul Clébert écrivait sans sourciller :

La plupart de ses maisons datent du XVIIe siècle. Elle est aujourd'hui occupée par des restaurants arabes et des bistrots à clochards dont le plus spectaculaire est celui de la Belle Étoile. Vers son débouché dans la rue Saint-Séverin, elle s'élargit en une placette nord-africaine, qui est un des coins interdits de Paris. Il faut y être fort bien connu pour s'y aventurer.

(Les Rues de Paris, Promenades du Marquis de Rochegude à travers les arrondissements de Paris parcourues de nouveau par Jean-Paul Clébert. Mon exemplaire, aux éditions Denoël, porte un achevé d'imprimer du 26 février 1960, et un © Club des Libraires de France daté de 1958.)

A propos de la rue de la Huchette, que recoupe la rue Xavier-Privas, le même Clébert notait :

Aujourd'hui, la rue de la Huchette est le territoire incontesté des Indochinois et des Nord-Africains. (…) Bon nombre de boutiques se spécialisent dans les épices arabes, les boissons fortes, la danse du ventre et le rahat-loukoum.

Nous aurons donc connu le quartier sans la danse du ventre...

La rue au début d'un siècle.

Avant de prendre le nom de Xavier Privas, « moulin à chansons, paroles et musique », la rue portait celui de rue Zacharie. C'est sous cette dénomination  que Jacques Hillairet la répertorie encore dans Connaissance du vieux Paris, indiquant son origine :

RUE ZACHARIE (dite Xavier-Privas) / La partie sud de cette rue s'est appelée au XIIIe siècle Sac-à-Lie, nom dû à la présence dans cette rue de marchands fournisseurs de ces sacs dans lesquels on transportait la lie de vin, séchée et calcinée, appelée cendre gravelée. La gravelée était utilisée pour apprêter les peaux et les tissus ; les peaussiers, tanneurs et parcheminiers avaient d'ailleurs, en 1787, leur bureau dans la rue de la Huchette. Le nom de Sac-à-Lie fut déformé en Saqualie puis, en 1636, en Zacharie (...).

(Jacques Hillairet, Connaissance du vieux Paris, Le Club français du livre, 1956 ; réédité en Rivages/Poche, 2005.)

Jacques Yonnet a fait de la rue Zacharie l'un des axes essentiels de son plan du Paris poético-fantastique, vaguement initiatique et merveilleusement foutraque qu'il parcourt dans son unique ouvrage publié, Rue des Maléfices, Chronique secrète d'une ville - d'abord édité chez Denoël, en 1954, sous le titre Enchantements sur Paris, puis diversement réédité sous le titre actuel, actuellement disponible en collection Libretto, aux éditions Phébus, avec les photographies de Robert Doisneau et les dessins de l'auteur.

La rue des Maléfices, c'est notre rue Xavier-Privas et Jacques Yonnet lui trouve, ou invente, d'autres noms, avec les légendes qui vont avec. On y croise, dans l'un des derniers chapitres, celle du « grenier des maléfices » déjà racontée par Jean-Paul Clébert dans ce grand livre qu'est  Paris insolite - paru en 1952, avec des photographies de Patrice Molinard, réédité en 2009 aux éditions Attila, repris en Points/Seuil en 2011, sans illustrations -, où l'auteur était mieux inspiré que dans ses guides de promenades...

Mais c'est au cœur du livre qu'est racontée l'histoire qui, selon Yonnet, aurait valu à la rue, vers la fin du XIIIe siècle, le nom de rue de l'Homme-qui-Chante :

Un homme allait mourir. Il le savait. Il était au-delà de la souffrance, à l'extrême limite de toute faiblesse. Ses derniers pas étaient comptés. Aussi ses derniers instants et ses ultimes désirs. Il avait déjà, d'une vaste pensée silencieuse et profonde où se mêlaient l'amour des humbles et le pardon aux méchants, pris congé des vivants, qu'il ignorerait désormais.

Il lui restait à dire l'adieu aux choses inertes, témoins muets et familiers d'une vie aride, monotone et sans joie. L'homme avait trop présumé de ses forces. Car, si les gens affairés qui le croisaient dans la rue Sac-à-Lie faisaient moins que jamais cas de sa présence, les choses qui l'aimaient - et ne le lui avaient jamais dit, peut-être s'en apercevaient-elles trop tard – répugnaient à le voir s'en aller pour toujours. Elles tentaient de le retenir, désespérément.

L'homme qui allait mourir avait cru posséder encore, mais tout juste, la vigueur nécessaire pour descendre sa rue, depuis Saint-Séverin, l'église sous le porche de laquelle il avait tant mendié, et atteindre les berges de la Seine - les quais alors étaient en pente douce.

C'était le crépuscule. Harassé, l'homme en marchant s'appuyait aux murs. Des gens s'interpellaient, des enfants couraient et criaient, menaient grand tapage. Et les sons trop violents dansaient en couleurs mouvantes devant les yeux de l'homme, qui pensa s'effondrer.

À l'endroit où la rue s'étranglait, une lanterne suspendue au-dessus d'un tas de détritus cligna vers l'homme et lui renvoya comme une balle brûlante un morceau du soleil couchant. Et l'homme fut blessé par cette lumière, et la pourpre et l'or qui s'accrochaient aux angles des toits meurtrissaient ses prunelles, et l'adieu gonflé de regrets sourds que lui jetaient les pierres, les enseignes, les marmousets dansants et grimaçants des poteaux corniers torturaient son pauvre cœur. Au comble de l'épuisement, l'homme allait s'affaler là comme une outre vide. Mais la femme le retint.

Elle aussi avait les yeux des gens qui vont mourir. Elle remontait la rue avec la même lenteur que l'homme tentait de joindre, sur le bord du fleuve, l'arbre qu'il avait choisi pour se coucher auprès et y rendre l'âme, face aux étoiles. La femme avait rebroussé chemin; sous le bras de l'homme elle avait passé, pour le soutenir, une main glacée. Alors, à mesure que le couple de moribonds déjà étranger à toute vie terrestre accomplissait ce qui lui restait de chemin, la nuit, au lieu descendre, surgissait de terre.

La nuit montait, comme une encre vivante, des ombres, des pierres, des recoins obscurs. Et tandis qu'une nuit opaque et dense, surgie d'en dessous, mangeait la ville, les forces de la femme s'affirmaient, et s'assurait son étreinte : elle tenait l'homme embrassé, et vigoureusement le porta jusqu'auprès de l'arbre fatal, sur la berge où ils s'étendirent, alors que la nuit avait gagné le ciel et poché les yeux des étoiles. Nul ne sut au juste la nature du contrat qui lia ces deux êtres.

Mais le lendemain, on ne trouva pas, sous l'arbre, de cadavres.

On ne sut jamais qui était la femme, ni ce qu'elle est devenue.

Quant à l'homme, soudain empli d'un regain de vie où éclatait sa joie robuste, il chantait dans la rue. Il chantait d'une voix haute et claire et chaude, d'une voix qui portait en soi toute la lumière du monde.

Mais il était devenu aveugle.

(Sur son blog, Henri Gougaud a réécrit, à sa manière, cette légende, mais on peut lui préférer la version de Jacques Yonnet...)

La rue au début d'un autre siècle,
avec mobilier urbain.

vendredi 17 août 2012

Sursaut éditorial

Il ne manquait plus que lui, et on a failli l'attendre. Mais voici que, sous le prestigieux onglet « Signatures », le Nouvel-Obs-qui-vous-en-donne-Plus vient de publier la mouture joffrinesque de l'argumentaire ministériel concernant la question du « démantèlement des campements illicites », soit encore  du « démantèlement de campements de Roms ».

Ses admiratrices et admirateurs seront heureuses et heureux de retrouver le grand style de leur plumitif préféré. La finesse, la sensibilité, l'intelligence sont tout uniment absentes de cet éditorial qui, loin d'être un « rebond » façon Libé, semble être un sursaut, encore un, visant à démontrer que, malgré une concurrence féroce, monsieur Laurent Joffrin est bien resté « le journaliste le plus bête de France ».

On en jugera en considérant cet argument très affuté dont notre auteur doit être très fier :

1) Cela relève de la non-assistance à personne en danger

Le maintien indéfini de campements ou de squats insalubres menace la santé et la sécurité même de ceux qui y vivent, notamment les enfants et les personnes âgées. Il arrive un moment où les autorités doivent prendre leurs responsabilités, sauf à être accusées de non-assistance à personne en danger.

Voilà qui est pensé.

(Après cette entame sidérante, la suite déçoit un peu, mais il faut reconnaître qu'il était difficile de faire plus fort...)

On peut penser que cette fillette est en danger.
Ce sourire qu'elle semble avoir perdu, soyons sûr(e)s qu'elle le retrouvera
quand les amis de monsieur Joffrin viendront lui porter assistance
et l'expulseront du terrain de Sucy-en-Brie où elle a été photographiée...
(Photo : AFP / Jeff Pachoud.)

Notre grand penseur a donné pour titre à son papier

Roms : la gauche ne peut continuer à se draper dans l'indignation

Et l'on admire la trouvaille stylistique de cette formulation décalée, légèrement incongrue, laissant entendre que l'indignation, dans quoi l'on se draperait, ne serait qu'un habillage...

 Monsieur Joffrin n'ignore pas que, dans le langage le plus courant, ce n'est pas « dans l'indignation » que l'on se drape, mais plutôt dans sa dignité. Son détournement de l'expression, pour faire un « mot » d'éditorialiste distingué, montre peut-être le peu de cas qu'il fait de cette notion. 

Certains, qu'il le veuille ou non, qu'il s'en gausse ou pas, trouvent leur dignité à « dénoncer toujours et en tout lieu » les opérations politico-médiatiques menées  « en violation des principes de l'humanité et des droits élémentaires ».

C'est ainsi.

Cette dignité-là, elle nous habille bien.

Mieux, en tout cas, que la  livrée des larbins du pouvoir en place.

jeudi 16 août 2012

Rebonds ministériels

Avant d'aller prendre un bain de foule dans les faubourgs d'Amiens, monsieur Manuel Valls a eu le temps de boucler sa demi-page destinée aux Rebonds du journal Libération.

Ce texte a pour titre

Campements illicites : le laisser-faire ne résout rien

Il doit compter dans les 5500 signes typographiques, espaces compris, et il n'aurait pu nous être touitté sans rompre la belle continuité de la pensée qui s'y exprime.

Numéro 9722 de Libération avant démantèlement.

Pas très nouvelle, la pensée, et le morceau de prose de notre auteur pourrait servir de support pour un exercice de littérature politicarde comparée, dans le genre du jeu des sept différences, ou moins.

Une précieuse indication est d'ailleurs donnée aux étudiant(e)s qui auraient en main la version papier du quotidien - oui, je l'ai acheté, parce que je n'ai plus rien pour lancer le barbecue. On peut y lire, imprimé en rouge et gras, empiétant avec élégance sur la première colonne :

Je l’affirme avec force : aucune 
politique publique ne sera focalisée 
sur tel ou tel groupe culturel.

Belle déclaration, qui veut justement marquer la différence avec le discours sarkozien, et qui se trouve renforcée, au cœur du texte, par une preuve que l'auteur voudrait éloquente :

Je l'affirme avec force. aucune politique publique ne sera focalisée sur tel ou tel groupe culturel. Par conséquent, il n'y a pas de dispositif national de pilotage chiffré. Je ne désignerai pas de coupables uniques des maux de notre société, les uns ne seront pas montés contre les autres.

Parmi les « coupables », nécessairement multiples, « des maux de notre société », figureront - mais ce n'est qu'un de ces hasards que l'histoire ourdit à l'insu des ministres de l'Intérieur - les occupants des « campements illicites », qui se trouvent, la plupart du temps, être des membres de « minorités roms d'Europe de l'Est » - mais ce n'est qu'un hasard etc. La tribune de monsieur Manuel Valls ne parle que des Rroms, c'est l'évidence, mais le mot « rom » n'y est employé, parcimonieusement, que deux fois...

La liste des raisons conduisant à « démanteler » les « campements illicites » est, pour l'essentiel, la même pour Manuel Valls que pour Brice Hortefeux et Claude Guéant. Les prétendues études ministérielles menées à la demande de ces deux derniers, que la presse, à commencer par Le Figaro souvent premier informé, a largement répandues auprès du public, lui sont d'ailleurs d'un grand secours : les griefs anti-Rroms sont assez connus pour que l'actuel ministre puisse se contenter de quelques allusions pour ceux qui veulent bien entendre. Il y en aura beaucoup. L'opinion est chaude et démarre au quart de tour - les commentaires des lecteurs en témoignent, sans parler des sondages IFOP commandités par ceux qui veulent faire souffler « un vent nouveau sur l'info ».

Depuis des décennies, le principal talent de notre nouveau ministre de l'Intérieur a été de faire croire qu'il était un homme de gauche. Il aurait même, dit-on, réussi à bluffer, sur ce point, quelques « camarades » un peu sincères qui survivraient au PS. On pourra noter avec quelle subtilité sont introduites quelques nuances humanistes dans ses propos. On y retrouve, bien sûr, le souci de « la préservation des conditions du vivre ensemble », et surtout « aux abords de quartiers populaires déjà en proie à de nombreuses difficultés ». S'y ajoute peut-être la thématique biopolitique de santé et salubrité publiques, qui me semble avoir été moins développée par les penseurs du quinquennat précédent - je peux me tromper...

Mais à ceci près ?

On peut observer que la fort classique dénonciation des agissements des mafieux - « organisations criminelles ou certains clans familiaux » - qui « organisent l'exploitation de la misère et la mise en coupe réglée d'une partie de ces migrants, les contraignant à des activités délinquantes dont ils tirent des profits réinvestis à l'étranger », s'accompagne d'un très léger frémissement d'indignation humanitaire, un peu mieux mis en scène mais aussi peu convaincant que celui qui animait monsieur Guéant en abordant ces sujets. Et l'on ne comprend pas mieux en quoi le « démantèlement » des « campements illicites », suivi de la dispersion de leurs occupants et/ou de leur expulsion vers leur pays d'origine, permet de lutter avec quelque efficacité contre ces « organisations criminelles ou (...) clans familiaux ».

Malgré la virtuosité de sa rhétorique allusive, monsieur Manuel Valls, en copicollant, de la main gauche - qu'il a fort adroite (oui) -, l'argumentaire de ses valeureux prédécesseurs, désigne bien, tout comme eux, la présence sur notre sol d'un certain « groupe culturel », rétif à sa nécessaire « intégration »,  comme un problème réclamant solution. La méthode, consistant à réunir en faisceau diverses questions touchant l'ordre public ou le fameux « vivre ensemble », est identique.

On oublie trop souvent que c'est celle-là même qui est à la base de la xénophobie d’État...


PS : Un dernier rebond :

A l'aube de ce jour, monsieur Valls est venu faire de la pédagogie sur les ondes de Franc Inter. Mon Figaro préféré en a tiré une brève, allongée depuis, annonçant :

Le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, présidera "la semaine prochaine" une réunion interministérielle sur les Roms, où sera évoquée la levée des mesures limitant leur accès au marché du travail, a annoncé aujourd'hui sur France Inter le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls. "Un certain nombre de pistes de travail seront annoncées" à l'issue de cette réunion et la levée des mesures transitoires qui limitent actuellement l'accès des Roms au marché du travail "peut être une des solutions", a ajouté le ministre.

 Les « démantèlements » ne seraient donc pas LA solution à ce « problème » artificiellement posé ?

mardi 14 août 2012

L'art de la fougue, bis

La chaîne toilée Arte Live Web vient de mettre en ligne une (petite) heure de musique hautement recommandable : assavoir de larges extraits du concert donné le 4 août, au festival de Marciac, par trois formations interprétant les compositions du Book of Angels de John Zorn.

Le texte de présentation laisse un peu à désirer, mais il ravira les hannetons en voie de disparition qui se piquent d'orthographe :

On pense souvent à John Zorn comme à un saxophoniste de jazz féru de musique juive mais l'avant-gardiste fondateur du label Tzadik maîtrise à peu près tous les instruments à hanche et se méfient des étiquettes comme de la peste. 

(Cet incipit comporte quelques liens, sur John Zorn, musique juive et sur Tzadik, mais pas sur « hanche », qui aurait peut-être mérité de renvoyer au duo Karina-Belmondo dans Pierrot le Fou - Jean-Luc Godard, 1965.)

Quant à prétendre, après minime correction, que John Zorn « maîtrise à peu près tous les instruments à anche », cela peut être un effet ravageur de l’enthousiasme qu'il suscite. John Zorn peut maîtriser ce qu'il peut et/ou veut dans le privé, mais sur scène je ne l'ai vu, pour l'instant, qu'aux prises avec un saxophone alto...)

 


Selon Citizen Jazz, étaient sur scène, ce soir-là :
  • Abraxas : Eyal Maoz (guitare), Aram Bajakian (guitare), Shanir Blumenkranz (gimbri), Kenny Grohowski (batterie)    
  • Aleph Trio : John Zorn (saxophone), Shanir Blumenkranz (basse), Ches Smith (batterie) 
  • Secret Chiefs 3 : Trey Spruance (guitare baryton, claviers), Gyan Riley (guitare), Timba Harris (violon, viole, trompette), Matt Lebofsky (claviers), Toby Driver (contrebasse), Ches Smith (batterie), April Centrone (percussions)
Et tout le monde, dans les dix dernières minutes de la vidéo, pour le premier encore...

dimanche 12 août 2012

Le vivre-ensemble, mais entre nous

Après l'évacuation de deux camps de Rroms dans la région lilloise - celui de la rue Verte à Hellemmes et celui de la rue Brueghel à Villeneuve-d'Ascq -, la Voix du Nord a offert à ses lecteurs inscrits un article au titre évocateur :

Gérard Minet, de la Ligue des droits de l'homme : « On avait espoir que ça change »

C'est peut-être là un exemple de ce que Jean-Marcel Bouguereau, éditorialiste de son état, nomme, avec une belle fidélité au vocabulaire le plus éculé de la droite d'antan, « l’angélisme de certaines associations ».

(On trouvera, si l'on y tient, cette expression désuète dans le titre et la conclusion du texte dudit Bouguereau que le Nouvel Obs a « sélectionné » pour ses lecteurs, en prenant soin de les prévenir qu'ils perdront 2 minutes à le lire...)

Un ange passe, on voit un bout d'aileron.
(Photo : AFP / Jeff Pachoud.)

On ne voudrait pas désespérer davantage monsieur Minet, mais on le renverra, pour un état des lieux de ses espoirs perdus, à ce billet suivi - qui mérite un peu plus de 2 minutes d'attention - où il pourra vérifier que la chasse aux Rroms est bien restée ouverte, et en grand, depuis le départ de Nicolas Sarkozy. Cette liste, probablement incomplète, des  « démantèlements » opérés par les nouveaux maîtres du pouvoir, sous le couvert des lois bricolées par les anciens, indique assez qu'il n'y a pas l'ombre, en ce domaine, de la moindre solution de continuité.

On pourrait même, après l'avoir lue en détail, s'attendre à trouver, sur le site du parti se disant « socialiste », une ferme déclaration adaptant au nouveau contexte gouvernemental celle qui y fut publiée en date du mardi 4 Octobre 2011 à 19:41 et que l'on peut encore lire

Un an après, on ne peut que constater l’inhumanité et l’inefficacité de cette politique d’expulsions massives et de destruction systématique des campements, qui ruine les efforts d’insertion, d’accès à la santé et à la scolarisation menées par les collectivités sans aucun soutien de l’État. Il faut souligner que le nombre de Roms présents sur le territoire est resté stable depuis dix ans mais leurs conditions de vie sont devenues plus précaires.

Les camarades n'auraient qu'à modifier légèrement l'incipit du paragraphe. « Un an après » y faisait allusion au « discours nauséabond » du 30 juillet 2010, à Grenoble, où Nicolas Sarkozy « lançait une offensive stigmatisante et répressive à l’encontre des Roms »... Mais il est plus probable que nos ami(e)s « socialistes » préféreront justifier avec subtilité les agissements du ministre de l'Intérieur et des Démantèlements. Cela leur fournira un exercice de rhétorique aussi utile que distrayant.

On apprécie la haute voltige intellectuelle, au parti.
(Porte-clé disponible à la boutique...)

Si les militant(e)s manquent d'arguments, les têtes pensantes du parti pourront leur en suggérer. Depuis le temps que les élu(e)s « socialistes » demandent des expulsions de campements de Rroms, ils doivent en avoir une petite réserve sous le coude...

Le 19 juillet 2010, soit donc une dizaine de jours avant le « discours nauséabond » de Grenoble, la communauté urbaine de Lille,  « représentée par sa présidente » - c'est-à-dire par madame Martine Aubry -, adressait à monsieur le Président du Tribunal de Grande Instance de Lille une requête, où elle avait « l'honneur » - je n'invente pas - « de [lui] exposer » :

Qu'elle est propriétaire d'une parcelle de terrain sise à Villeneuve-d'Ascq, Boulevard de l'Ouest, cadastrée LW 13,

Que depuis quelques jours, plusieurs véhicules et caravanes s'y sont installés, sans droit ni titre, ainsi qu'il résulte du rapport de constatation de la Police Municipale de Villeneuve-d'Ascq,

Qu'il s'agit là d'une violation flagrante de son droit de propriété, et que cette installation sauvage risque d'être à l'origine de difficultés et troubles de voisinage et qu'il y a donc urgence à ordonner leur expulsion,

Que la Loi du 5 mars 2007 n'a pas eu pour objet ou pour effet de dessaisir de ses prérogatives le Juge Judiciaire, gardien traditionnel de la propriété privée, la saisine du Préfet étant purement facultative,

Qu'elle sollicite en conséquence, qu'il vous plaise, Monsieur le Président, bien vouloir ordonner, d'urgence, l'expulsion de tous occupants installés sur ce terrain.

La signature était précédée d'un majuscule

PROFOND RESPECT

fort impressionnant...

Au « gardien traditionnel de la propriété privée » si profondément respecté(e), il plut « bien vouloir ordonner, d'urgence, l'expulsion de tous occupants installés sur ce terrain »...

Messieurs Fillon, Hortefeux et Besson, alors aux affaires, firent, en fin d'été 2010, des allusions appuyées à celle-ci, et madame Aubry répondit, assez piteusement, qu'il fallait distinguer l’évacuation d'un terrain - légitime, forcément légitime - des expulsions « par charters entiers » pratiquées par ces messieurs ricanants. Elle finit par soutenir, au bord du pathétique, que la communauté urbaine n'avait fait que transmettre une demande du maire de Villeneuve-d'Ascq, monsieur Gérard Caudron... Enfin, main sur le cœur, elle finit par assurer « que la communauté urbaine gèlerait ses demandes d'évacuation de campements ».

Selon La Voix des Rroms, les expulsé(e)s du 9 août 2012, à Villeneuve-d'Ascq, auraient eu de bonnes raisons de scander « Hortefeux, reviens ! ».

Car avec le changement est arrivé le dégel...

Dégel pour les uns, et débâcle pour les autres.
(Photo non créditée sur Le Figaro-point-fr.)

Les termes de la requête de juillet 2010 donnent un aperçu de deux points essentiels de l'argumentaire des apôtres du « socialisme » français, récemment esquissé dans les déclarations et communiqués du ministre de l'Intérieur.

Le premier point, purement technique mais au fond bien commode, consiste à déployer une sorte de machinerie légaliste en forme de parapluie, mettant à contribution le « Juge Judiciaire, gardien traditionnel de la propriété privée ». Une fois la décision de justice obtenue, les tenants du pouvoir pourront requérir la mise à disposition les forces de l'ordre nécessaires à son exécution. A supposer qu'ils aient jadis, quand ils étaient en leur adolescence et/ou dans l'opposition, développé une forme récidivante de prurit humanitariste, ils pourront calmer leurs démangeaisons avec la célèbre pommade Dura Lex Sed Lex, ou avec sa version générique La Loi C'est La Loi...

Le second argument est en train, semble-t-il, de devenir un pilier de la doctrine gouvernementale, et monsieur Manuel Valls a même réussi à en trouver une (re)formulation frappante et séduisante à la fois. La requête exposait le risque que présentait, aux yeux de la collectivité constituée demandant l'expulsion, « cette installation sauvage (...) d'être à l'origine de difficultés et troubles de voisinage ». Le ministre de l'Intérieur parle plutôt - car il ne manque pas de vocabulaire, ni de bonnes lectures - de « défi au "vivre-ensemble" qui ne doit échapper à personne », évaluant très clairement - et avec une condescendance candide qui n'échappera à personne -, l'importance de ce  « défi » au fait que les campements de fortune sont « souvent situés au cœur de quartiers populaires »...

La notion de « vivre-ensemble » s'est banalisée avec entrain, ces dernières années, au point d'être devenue, dans l'esprit de certains, synonyme de « vivre-entre-nous », ne laissant à l'étranger, celui qui n'est pas - vraiment ? tout à fait ? du tout ? - comme nous, une place conditionnée par un effort d'appartenance à l'ensemble toujours préconstitué. Accompagné de toutes les arrière-pensées normatives que l'on voudra, le « vivre-ensemble » est devenu un ustensile de cuisine politique permettant toutes les exclusions en évitant, ou plutôt prétendant éviter, dans le cas qui nous occupe, les « stigmatisations » des populations que l'on tient à exclure du bel ensemble des gens comme nous.

Le triomphe du « vivre-ensemble », au sens de monsieur Manuel Valls, est peut-être illustré par les réactions des riverains que les quotidiens nationaux - excepté Le Figaro - n'évoquent qu'à mots couverts...

Aux pleurs de joie de ces braves gens, fidèlement rapportés par Raphaël Gibour dans Le Figaro, on ne peut qu'opposer ce qu'a vu Catherine Coroller, le 10 août, près du campement de la rue Montesquieu, à Lyon, et qu'elle décrit dans LibéLyon :

Ce matin, des habitants de l'immeuble en face avaient suspendu à leurs fenêtres deux pancartes sur lesquelles était écrit : « Laissez-nous vivre ensemble » et « laissez nos voisins tranquilles ».

L'expulsion n'a pas eu lieu...

Mais je crains que ces deux pancartes n'y soient pour rien, car celles ou ceux qui les ont arborées ne doivent pas s'y connaître beaucoup en  « vivre-ensemble ».

jeudi 9 août 2012

L'art de la fougue

Contrairement à une légende bien établie, je ne me rends pas au festival de Marciac chaque année.

En comptant bien, je n'y suis allé que six ou sept fois...

Suffisamment donc pour pouvoir en dire beaucoup de mal ou pleurnicher en mi bémol sur le thème du c'était-bien-mieux-avant. Mais cela sera pour un autre jour...

Car le festival de Marciac, cela peut aussi être cela :


Ce premier bis de John Zorn, donné avec l'ensemble des musiciens (*) des trois groupes présentés ce soir-là - Abraxas, Aleph Trio et Secret Chiefs 3 -, a été capté de la salle par mpix46, qui l'a mis en ligne.

J'ai trouvé cette vidéo sur l'indispensable Zornographe, à qui rien n'échappe...

On y trouve aussi cet extrait plus « officiel » du même encore :


Le second rappel, que mpix46 dit avoir enregistré, n'est pas encore posté.

Encore plus délirant-fougueux, il le mérite, pourtant.



(*) John Zorn est au saxophone alto, Timba Harris est au violon, Matt Lebofsky aux claviers, Eyal Maoz, Aram Bajakian et Gyan Rileyguitare sont aux guitares, Trey Spruance à la guitare baryton, Toby Driver à la guitare basse, Shanir Blumenkranz au gimbri, Ches Smith à la batterie, Kenny Grohowski et  April Centrone aux percussions.

dimanche 5 août 2012

Une clandestine au jardin

Il n'y a jamais eu de saisons, on le sait bien, et quand il y en a, elles sont pourries...

En ce printemps malade, au moment d'installer, à une date approximativement convenable, quelques tubercules de dahlias dans un endroit approprié, j'ai constaté qu'au bord du massif croissait une plante exogène venue s'y installer clandestinement pendant que j'avais le dos tourné. Les feuilles étaient déjà bien développées, et plutôt décoratives. Je décidai de laisser venir jusqu'à la floraison...

Laquelle est en cours, à environ deux mètres du sol.


Les botanistes ont reconnu, en haussant les épaules, la très commune Eupatoire à feuilles de chanvre - Eupatorium cannabinum L. - qui pousse généralement dans les fossés des bords de route...

Cette plante multiplie les appellations vernaculaires : Chanvrine, Chanvre d'eau, Chanvrière, Cannabine, Eupatoire d'Avicenne, Eupatoire des Arabes, Herbe de sainte Cunégonde, Origan des marais... J'en passe mais je ne saurais oublier que Gaston Bonnier lui attribue la dénomination de Pantagruélion aquatique.

A la fin de son Tiers-Livre, Rabelais raconte « Comment Pantagruel feist ses apprestz pour monter sus mer » - chapitre XLIX - , et notamment qu'« il feist charger grande foison de son herbe Pantagruelion, tant verde & crude, que conficte & praeparée ». Il se livre alors à un éloge de cette herbe « & des admirables vertus d'icelle » qui a donné lieu à bien des commentaires érudits - ou non. Il commence par une savante description de la plante et en décrit les feuilles :

Les feueilles a longues trois foys plus que larges, verdes tous iours: asprettes, comme l'Orcanete : durettes, incisées au tour comme une faulcille & comme la Betoine: finissantes en poinctes de Sariffe Macedonicque, & comme une lancette dont usent les Chirurgiens. La figure d'icelle peu est differente des feueilles de Fresne & Aigremoine : & tant semblable à Eupatoire, que plusieurs herbiers l'ayant dicte domesticque, ont dict Eupatoire estre Pantagruelion saulvaginé.

La ressemblance entre les feuilles de l'Eupatoire chanvrine et de l'Aigremoine eupatoire - Agrimonia eupatoria - ne saute pas aux yeux, du moins sur les plantes fraîches...

Il semble que leurs utilisations médicinales aient rapproché les deux espèces. En 1543 - le Tiers-Livre a été publié en 1546 -, Leonhart Fuchs remarquait, à propos de notre « Pantagruelion saulvaginé » :

Cette plante n'a pas encore de nom latin, mais les apothicaires ne se trompent pas beaucoup en l'appelant Eupatorium.

Pour lui, il ne fait pas de doute que ce nom devrait revenir à l'Aigremoine, par ailleurs encore nommée Eupatoire des Grecs.

Ainsi donc, il me faut bien admettre que la plante clandestine de mon jardin s'est autrefois rendue coupable, avec la complicité d’apothicaires et de charlatans, d'usurpation d'identité. C'est sans doute pour cela que je la garde à vue...


(Flora von Deutschland, Österreich und der Schweiz, 1885, 
par le Prof. Dr. Otto Wilhelm Thomé.)

J'ai trouvé la citation de Fuchs en consultant le livre du chanoine Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France - première édition en 1947, réédition en 2010, avec une préface de Clotilde Boisvert, chez Omnibus.

Cet auteur m'a également appris que la délinquante du jardin avait bien des qualités :

La teinture homéopathique préparée avec la plante fraîche fleurie trouve son emploi dans les inflammations des gencives, de la pulpe dentaire, de la muqueuse buccale, dans le flux salivaire, dans l'irritation violente de la gorge, dans l'embarras gastrique, l'anorexie, les crampes d'estomac, les irritations des reins, de la vessie, de l'utérus, la gravelle et le catarrhe vésical.

Extérieurement, les applications de feuilles fraîches écrasées ou de décoction de plante fraîche favorisent la cicatrisation des plaies, la résolution des contusions et des tumeurs du fondement.

J'ai ainsi compris que j'avais peu de raison de me priver de sa présence incongrue...

L'idée d'admettre, pour elles-mêmes, les mauvaises herbes dans les jardins n'est pas nouvelle. Elle doit beaucoup au travail de Gilles Clément, qui est, selon sa ouiquinotice,  « jardinier, paysagiste, botaniste, entomologue, écologue et écrivain » mais semble surtout tenir à la première appellation - au début des années 1990, son intervention sur les 13 hectares du parc André-Ctroën a été déterminante. Il est aussi, depuis 1979, enseignant à l'École nationale supérieure du paysage de Versailles, et il a été invité à occuper une chaire annuelle de Création artistique au Collège de France en 2011-2012. Sa leçon inaugurale, Jardins, paysage et génie naturel, a été prononcée le 1er décembre 2011.
Elle débute par une tentative de définition des trois termes : jardin, paysage, environnement.

Parlant du jardin, Gilles Clément rappelle que ce mot, « partout dans le monde, signifie à la fois l’enclos et le paradis », et il poursuit :

L’enclos protège. Au sein de l’enclos se trouve le « meilleur » : ce que l’on estime être le plus précieux, le plus beau, le plus utile et le plus équilibrant. L’idée du meilleur change avec les temps de l’Histoire. L’architecture du jardin traduisant cette idée change en conséquence. Il s’agit non seulement d’organiser la nature selon une scénographie de l’apaisement mais encore d’y exprimer une pensée aboutie de l’époque à laquelle on vit, un rapport au monde, une vision politique. Quelle que soit la figure stylistique et l’architecture qui en découle au fil du temps, le jardin apparaît comme le seul et unique territoire de rencontre de l’homme avec la nature où le rêve est autorisé.

Il termine sa réflexion sur l'idée de jardin par ces mots, qui me parlent du « Pantagruelion saulvaginé » que j'ai laissé croître :

Nous ne savons pas en quoi précisément consiste le « meilleur » puisqu’il varie avec le temps. Ce que l’on maintenait autrefois hors de l’enclos - le sauvage, la mauvaise herbe - pénètre aujourd’hui le jardin. Il peut même en être le sujet principal. Nous pouvons nous demander ce qui a si brutalement changé dans l’histoire de l’humanité pour qu’une valeur décriée devienne un trésor apprécié. Quelle est donc cette herbe qui nous dicte sa loi ?

(Le texte de Gilles Clément qui, on s'en doute, dépasse largement ma petite histoire, est consultable en ligne.)

mercredi 1 août 2012

Un mec bien

Récemment, en voulant lire autre chose que les dernières nouvelles sur l'ouverture des jeux olympiques, j'ai fait une rencontre, au bout de quelques minutes d'errance et après une demi-douzaine de clics désabusés, avec « l'homme le plus laid du monde »... J'ai bien sûr été très heureux d'apprendre, en lisant l'articulet de Jérôme Hourdeaux, sur le site du Nouvel Observateur - c'était ça ou Rue 89... -, que

L’homme le plus laid du monde est un mec bien.

C'était le titre.

Bien propre à consoler les membres de la confrérie des sales gueules, dont je fais solidairement partie.

Il m'a fallu, à la suite de cette découverte, revoir quelques unes de mes idées reçues. Pour moi, en effet, « l'homme le plus laid du monde » était une figure d'encre et de papier dans un roman d'Enrique Vila-Matas, Le mal de Montano - El Mal de Montano, Editoria Anagrama, 2003, traduit par André Gabastou, la même année, pour Christian Bourgois éditeur. L'auteur a indiqué que, pour créer son personnage, qu'il a nommé Tongoy, il s'était « inspiré d'un personnage réel, un acteur français d'origine chilienne », dans lequel il est aisé de reconnaître l'un des plus talentueux comédiens de la scène française, souvent condamné à tenir des rôles d'affreux dans les nanars de notre cinématographe, le grand Daniel Emilfork.

Je ne sais pas s'il aurait aimé que l'on dise de lui qu'il était un « mec bien ». Il me semble même qu'il n'aurait pas trop apprécié l'idée qu'il est quasiment nécessaire d'avoir l'air, au moral, d'un bon gâs ben sympathique lorsque la nature, au physique, vous a fabriqué laid comme un pou...

Daniel Emilfork, l'homme qui rêvait de se réveiller mort.
Ça lui est arrivé, finalement, le 17 octobre 2006.
(Photos : François-Marie Banier.)

Les simagrées de ce brave type de Chester Lee Ridens ne parvenant pas à me désennuyer, je continuai à dériver sur mon erre... A quelques encablures de là, et cette fois sur le site de Rue 89 - c'était ça ou le Nouvel Obs... -, je tombai sur un sujet encore plus ancien : un compte-rendu, par Émilie Brouze, d'une émission de France Culture où l'on pouvait suivre la dernière journée de monsieur Frédéric Mitterrand en costard de ministre de la Culture et de la Communication.

La journaliste trouve « ce documentaire audio, surréaliste et rigolo », mais le lecteur-auditeur peut aussi bien, et plus justement sans doute, le juger affligeant...

Pour ne citer qu'un exemple des opinions exprimées ce jour-là par le déjà ancien ministre, tout en restant sur le terrain abordé précédemment, on peut retranscrire les propos du Mitterrand hors service sur le « physique de beau ténébreux » de monsieur Manuel Valls :

Il est beau gosse quand même Valls. C’est peut-être pour ça qu’il avait fait des commentaires un peu acerbes sur mon dernier livre, La Mauvaise Vie. Il devait se sentir un petit peu, je ne sais pas, menacé...

(Sur la première version de ceci, Émilie Brouze avait transcrit « bogosse », sans doute pour accentuer le côté « surréaliste et rigolo »...)

Nous laisserons résolument de côté la question de savoir si ces deux personnages sont des « mecs bien » puisque, s'agissant de « beaux gosses » - l'un reconnu par l'autre qui s'y croit -, elle est de moindre importance...

Et voici le grand séducteur quittant le ministère
sans ses petites roues à l'arrière...
(Photo : Thomas Samson / AFP.)

Cependant, il n'est pas impossible qu'un de ces jours, monsieur Manuel Valls, qui tient actuellement le rôle de ministre de l'Intérieur, et qui, à ce titre, est en charge (du contrôle) de l'immigration, reçoive, un de ces jours, un vrai diplôme de « mec bien » décerné par l'amicale de ses prédécesseurs du régime sarkozien.

Il semble sur la bonne voie, laissant se développer comme devant, quoi qu'il en dise ou veuille laisser paraître, des pratiques bien établies dans leur indignité.

L'histoire de Kamel Azzaz, exemplaire de ce point de vue, a été peu divulguée par la presse vacancière et olympique. Je n'ai trouvé, lors de mes pérégrinations sur la toile, qu'un très court article d'Aziz Zemouri, paru sur le site du Point, et divers communiqués sur les sites du CSP 59 et du RESF... Cela a dû sembler trop mince aux professionnels de l'information. 

Le dimanche 22 juillet 2012, Kamel Azzaz de nationalité Algérienne, lillois depuis 2007, fait du vélo rue de Lannoy à Lille, avec sa fille Lyliane. Des policiers, en civil, jaillissent d’une voiture pour l’interpeller. Ils l’emmèneront à la PAF sans se préoccuper de Lyliane sa fille apeurée et scandalisée, qui sera confiée à un monsieur qui passait par là et semblait connaitre Kamel.

Lit-on dans un premier communiqué.

(Et déjà, on s'interroge sur la légèreté professionnelle de policiers abandonnant une fillette « à un monsieur qui passait par là et semblait connaitre » son père, mais on se dit qu'il y a peut-être un peu d'exagération dans ce récit et qu'après tout, les policiers ont dû estimer qu'ils confiaient la petite à un « mec bien », car ils ont l’œil pour ça...)

Le lundi 23 juillet, Kamel est transféré au CRA de Lesquin après une garde à vue de 24h.

(Et l'on s'en étonne, car on nous a assez répété que la mise en garde à vue pour défaut de titre de séjour ou de carte de résidence, c'était effifi-ennini-fi-ni...)

Son avocat ayant déposé un recours, Kamel est convoqué au Tribunal administratif de Lille le vendredi 27 juillet à 9 heures. Il ne peut s'y rendre. Dans la nuit précédente - 3 h 30 du matin, nous dit-on - Kamel est embarqué pour l’aéroport de Roissy. Sa famille a réussi à rejoindre Roissy, mais ne parviendra pas à le voir... Dans l’avion d’Air France, des passagers, « choqués et indignés par la violence de l’expulsion et les agissements des policiers envers Kamel », se mobilisent et le commandant de bord prend la décision de débarquer Kamel et son escorte.

Pendant ce temps, en son absence, le Tribunal administratif rejette sa requête.

Reconduit au CRA de Lesquin, Kamel doit être présenté au Juge des Libertés le dimanche suivant.

A moins que l'administration n'arrive à l'expulser avant.

« Tu partiras de toute façon, même par bateau ! » 

Lui auraient dit des policiers...

Pour arriver à leurs fins, dans la nuit du vendredi au samedi, les accompagnateurs de Kamel ne prendront pas la peine, semble-t-il, de le réveiller. Il n'émergera de son sommeil que dans l'avion faisant route vers Alger. La veille au soir, il s'était plaint de douleurs à l'épaule et un médecin lui avait administré un analgésique... Il en existe, on le sait, de très puissants.

Le samedi, sans savoir que la seconde tentative d'expulsion a réussi, la petite fille et sa mère se sont rendues au CRA de Lesquin pour voir Kamel.

Il était sans doute déjà arrivé à Alger.

La gamine, choquée, a craqué comme peuvent craquer les enfants de 11 ans. Elle a été hospitalisée au CHR de Lille, et y est peut-être encore...


PS : J'ai reçu hier un courriel m'annonçant que le CSP 59, le MRAP, la LDH et le RESF organisaient, afin de poser quelques questions concernant cette affaire, une conférence de presse, le vendredi 3 août, à 11 heures, à la Maison de l'Immigration, 42 rue Bernos, à Lille.

PPS : Une pétition a été mise en ligne, à l'initiative du CSP 59 et du RESF, et en attente de la signature de la LDH et du MRAP, pour demander le retour immédiat de Kamel.