"L'escalier, toujours l'escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche."

Robert Desnos,
Langage Cuit, 1923.

mardi 30 octobre 2012

Quelques parcelles de gloire

J’étais allongée nue, toujours nue. Ils pouvaient venir une, deux ou trois fois par jour. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. Les minutes me paraissaient des heures, et les heures des jours. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement, un peu comme si le corps se mettait à flotter. 

Et plus loin :

Massu était brutal, infect. Bigeard n’était pas mieux, mais, le pire, c’était Graziani. Lui était innommable, c’était un pervers qui prenait plaisir à torturer. Ce n’était pas des êtres humains. J’ai souvent hurlé à Bigeard : “Vous n’êtes pas un homme si vous ne m’achevez pas !” Et lui me répondait en ricanant : “Pas encore, pas encore !” Pendant ces trois mois, je n’ai eu qu’un but : me suicider, mais, la pire des souffrances, c’est de vouloir à tout prix se supprimer et de ne pas en trouver les moyens.

Ces phrases sont de Louisette Ighilahriz, résistante algérienne capturée par l’armée française le 28 septembre 1957, et transférée, grièvement blessée, à l'état-major de la 10e division parachutiste. Elles ont été recueillies par Florence Beaugé, journaliste au Monde, qui les a publiées le 19 juin 2000.

Je les ai relues après avoir découvert, sur le site du Ministère de la défense, dans quels termes y était annoncé le « Transfert des cendres du général Marcel Bigeard » - c'est le titre de la page - au Mémorial des Guerres en Indochine, à Fréjus, prévu pour le 20 novembre prochain.

(Feu le général aurait, nous avait-on dit, souhaité que ses cendres soient dispersées au-dessus de la cuvette de Ðiện Biên Phủ, afin d'y « rejoindre ses camarades tombés au combat », mais les autorités vietnamiennes n’avaient pas donné leur accord. Monsieur Gérard Longuet, alors ministre de la Défense, avait obligeamment proposé de recueillir ces cendres en grande pompe aux Invalides. Cette idée, à laquelle près de 10 000 pétitionnaires s'étaient opposé(e)s, avait été abandonnée... Je ne sais qui a proposé l'alternative du transfert à Fréjus, mais c'est le nouveau ministre, monsieur Jean-Yves Le Drian, qui devrait procéder.)

L'annonce avec portrait, dans son environnement.
(Copie d'écran, defense-point-gouv-point-effer.)

Cette annonce aurait pu être aussi balbutiante ou aussi atone que bien d'autres émanant de l'actuel gouvernement, mais la plume du ministre - ou le ministre lui-même - a choisi d'adopter le style bravache propre au défunt pour, en quelque manière, anticiper l'hommage qui lui sera rendu.

Le 18 juin 2010, jour anniversaire de l’Appel du général de Gaulle, le général de corps d’armée Marcel Bigeard quittait, debout, à 94 ans, le ring sur lequel il disait, avec un sourire un peu narquois, livrer son dernier round.

Bien plus qu’un chef, le général Bigeard, était un meneur d’hommes. Celui vers qui les regards se tournent naturellement dans les moments les plus difficiles ; celui qui cultive le goût de l’exigence et de la « belle gueule », celui qui enseigne que pour « être et durer » il faut être souple comme le cuir et trempé comme l’acier.

Blessé cinq fois, titulaire de 24 citations individuelles, le général Bigeard était le type même du combattant perpétuel. Du stalag 12A, dont il s’évade après trois tentatives infructueuses, au maquis de l’Ariège ; des cuvettes de Ban Som et de Dien-Bien-Phu en Indochine aux djebels algériens ; de Madagascar au Sénégal, il n’avait de cesse de conduire ses « lézards verts » pour quelques parcelles de gloire.

Il n'y a même pas besoin d'ajouter quelques notes de clairon en arrière-fond musical...

Mais, par précaution, voici le premier couplet de celui de Paul Déroulède. 
(Paroles de Paul Déroulède mises en musique par Émile André.)

Après toute cette enflure, il faut revenir à la simple dignité des mots que Louisette Ighilahriz prononçait d'une voix blanche, il y a une douzaine d'années, devant une journaliste, et poursuivre son récit :

Un soir où je me balançais la tête de droite à gauche, comme d’habitude, pour tenter de calmer mes souffrances, quelqu’un s’est approché de mon lit. Il était grand et devait avoir environ quarante-cinq ans. Il a soulevé ma couverture, et s’est écrié d’une voix horrifiée : « Mais, mon petit, on vous a torturée ! Qui a fait cela ? Qui ? » Je n’ai rien répondu. D’habitude, on ne me vouvoyait pas. J’étais sûre que cette phrase cachait un piège.

De piège, il n'y avait pas. Cet homme la fera évacuer vers un hôpital d'Alger, où elle sera soignée avant d'être emprisonnée et jugée. Il avait grade de commandant, était peut-être médecin militaire, et Louisette Ighilahriz avait seulement entendu prononcer son nom, Richaud. Plus de quarante ans après, en livrant son récit au Monde, elle espérait encore le retrouver afin de pouvoir le remercier...

Deux jours après, le quotidien publiait les réactions des deux généraux Bigeard et Massu.

Le premier article retranscrit un entretien de Florence Beaugé avec le général Bigeard. La « belle gueule » l'ouvre grand, dans le style paranoïde du « meneur d'hommes » en fin de carrière parlant de lui-même à la troisième personne :

Le témoignage de cette femme est un tissu de mensonges. Il n’y a jamais eu de femme prise à mon PC. Il s’agit de démolir tout ce qu’il y a de propre en France. Bigeard en train de pratiquement violer une femme avec Massu, c’est inimaginable ! Massu, qui est un type très croyant, doit en être malade de lire ça. Tout est faux, c’est une manœuvre.

(...)

Elle dit que cet homme qui l’a libérée est venu, un jour, a soulevé sa couverture et l’a sauvée ! Comme si un homme pouvait, comme ça, entrer, sortir et la faire évacuer de cet endroit. Ça ne ressemble à rien. De même, comme si on ne pouvait pas retrouver un médecin militaire commandant au bout de quarante-trois ans !

Sur ce point, Florence Beaugé insiste :

Donc, le nom du commandant Richaud ne vous dit rien ?

Pour s'entendre répondre :

Non, ça ne me dit rien du tout. Et s’il existait vraiment, on aurait pu le retrouver. Surtout pendant quarante-trois ans. Mais bousiller un homme comme Bigeard !

Et tout se termine entre reproche et menace :

Vous êtes en train de mettre un coup de poing au cœur d’un homme de quatre-vingt-quatre ans. Il y a de quoi se flinguer. Cela me fiche un sacré coup. Mais dites-vous bien que le vieux, à quatre-vingt-quatre ans, il est battant, et qu’il sait mordre encore...

A côté de cette logorrhée égocentrique, sont rapportés, dans un second article, les propos du général Massu, beaucoup plus mesurés :

Interrogé sur les propos de Louisette Ighilaghiz, le général Massu, qui, avec constance depuis 1971, a toujours reconnu publiquement l’usage de la torture en Algérie, répond qu’il ne se souvient pas de cette histoire particulière. "Personnellement, dit-il, je n’y ai pas été mêlé directement. " Il accorde cependant du crédit à un récit témoignant d’une réalité qui " faisait partie d’une certaine ambiance à Alger ", et qu’aujourd’hui il regrette. Le général Massu ajoute qu’il a très bien connu le commandant Richaud, " un homme de grande qualité et un humaniste ", et propose d’aider la résistante algérienne à retrouver les proches de ce dernier.

On devait aussi apprendre que le commandant Richaud était alors mort depuis deux ans.

Ces « regrets » que le général Massu avait exprimés à la suite du témoignage de Louisette Ighilahriz, devaient relancer le débat sur l'usage de la torture durant la guerre d'Algérie - Florence Beaugé revient là-dessus dans un article plus récent, publié en mars 2012 dans le hors-série du Monde, Guerre d'Algérie. Mémoires parallèles. 

Mais ces « regrets », le général Bigeard ne les exprimera jamais, préférant défendre ses « parcelles de gloire » et ne parler de la torture que comme un « mal nécessaire ».

Alors honorer la mémoire de cet homme ?

Non merci.

Contrairement à bon nombre de ceux qui ont croisé la route de ses hommes, la dépouille du général n'est pas restée sans sépulture...

Paix à ses cendres, donc, mais qu'on n'en parle plus !


PS : La pétition suivante est en ligne :

Non à tout hommage officiel au général Bigeard

Il y a deux ans, le ministre de la défense du précédent gouvernement, Gérard Longuet, venu des rangs de l’extrême droite, avait conçu l’idée de transférer les cendres du général Bigeard aux Invalides. Une pétition, signée par 10.000 citoyennes et citoyens, fut pour beaucoup dans l’échec de cette provocation. Or, voici que le nouveau ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, remet sur pied un hommage de même nature, ce 20 novembre, avec une variante : le transfert de ces cendres au Mémorial de Fréjus, dédié aux combattants d’Indochine. Notre pétition était intitulée « Non à un hommage officiel au général Bigeard » : il fallait entendre : « Non à TOUT hommage ».

Aucun de nos arguments, en effet, n’est obsolète.

On nous présente encore et toujours cet officier comme un héros des temps modernes, un modèle d’abnégation et de courage, au mépris de tous les témoignages, de toutes les études historiques sérieuses. En fait, Bigeard a été un acteur de premier plan des guerres coloniales, un « baroudeur » sans principes, utilisant des méthodes souvent ignobles. En Indochine et en Algérie, il a laissé aux peuples, aux patriotes qu’il a combattus, aux prisonniers qu’il a « interrogés », de douloureux souvenirs. Aujourd’hui encore, dans bien des familles vietnamiennes et algériennes, qui pleurent toujours leurs morts, ou dont certains membres portent encore dans leur chair les plaies du passé, le nom de Bigeard sonne comme synonyme des pratiques les plus détestables de l’armée française.

Qu’un gouvernement élu par le « peuple de gauche » persiste dans ce projet laisse à penser que l’intervention citoyenne est plus que jamais nécessaire. Nous n’abandonnerons pas, en ce qui nous concerne, ce combat.

Non, décidément, NON, cent fois NON, à TOUT hommage au général Bigeard.

Parmi les premières signatures figure celle de Louisette Ighilahriz.

lundi 29 octobre 2012

Images d'une résistance

A force, il n'y aura plus rien à voir dans les environs de Notre-Dame-des-Landes...

Rien que du béton reconnu d'utilité publique par l’État, ainsi que les (très) rares dépêches d'agences qui parlent des expulsions en cours nous le rappellent immanquablement, afin, sans doute, de mettre la diffusion des informations préfectorales en perspective...

Dans un silence médiatique comme bétonné lui aussi, les opérations de basse police se poursuivent dans la zone que l’État a décidé de détruire.

Et se poursuit la résistance dans cette même zone que des vivants ont décidé, eux, de défendre.

Comme ces images, à faire circuler, en témoignent :



Ce film a été tourné, monté et mis en ligne le 24 octobre, sur Vimeo et sur YouTube, par le Groupe de Recherches Ouvertes & d'Initiatives Multiples (GROIX). Le hasard, qui est loin d'être toujours si objectif que cela, a voulu que je le découvre sur le site de la Voix des Rroms, où l'on s'y connaît en expulsions...

Sans rien lâcher, des occupant-e-s de la zad et collectifs solidaires appellent à une manifestation de réoccupation :

Pour les précisions, voir les Tritons...

dimanche 28 octobre 2012

La dégaine du voisin excité

Dans la mise en scène du grand déballage raciste et xénophobe qui se prépare, le personnage du voisin excédé occupe un rôle secondaire, souvent anonyme, mais il tient une place essentielle. Pas nécessairement bien de chez nous, mais en tout cas se disant chez lui, il attire sur sa bonne bouille d'abruti une certaine sympathie. On peut se souvenir que monsieur Jacques Chirac, à une époque où il était censé avoir encore toute sa tête, lui avait adressé, d'Orléans, un clin d’œil qui est demeuré comme emblématique de nos conceptions de demeurés. C'était le 19 juin 1991, et le futur président avait dit, devant 1 300 militants et sympathisants du Rassemblement pour la République (RPR) :

Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte-d'or où je me promenais avec Alain Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler ! [applaudissements nourris] Si vous ajoutez à cela le bruit et l'odeur [rires nourris], eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. Et il faut le comprendre, si vous y étiez, vous auriez la même réaction. Et ce n'est pas être raciste que de dire cela.

(Verbatim de Wikipedia. Se trouve, pour l'essentiel, en ligne sur le site de l'Ina, dans la série Phrases cultes (sic).)

On remarquera que le « travailleur français » de Jacques Chirac était un angélique : simplement excédé à blanc, il se contentait de devenir fou...

Il semble que, depuis cette époque, la compréhension des politiques pour ce malheureux voisin excédé ait fait de larges progrès. On peut désormais, sans la cautionner mais sans la condamner non plus, comprendre son exaspération, en fermant les yeux sur le fait qu'elle s'accompagne parfois de menaces explicitées par des accessoires tels que gourdins, bidons d'essence...

Jacques Chirac, rempart contre l'extrémisme de droite,
dans son imitation de Coluche à Orléans, en 1991.

Généralement, les prières ne font pas beaucoup de bruit et leur odeur n'est perceptible, dit-on, que par la divinité à qui on les adresse. Elles sont cependant peu appréciées, depuis quelque temps, par les riverains qui, s'étant découverts des sentiments d'une laïcité irréprochable et non négociable, redoutent l'écroulement des bases chrétiennes de leur prétendue civilisation.

Le mouvement d'opposition aux prières de rue a pris une grande ampleur dans ce même quartier de la Goutte-d'or où jadis Jacques Chirac aimait jouer au touriste sociologique en compagnie d'Alain Juppé. Les autorités ont non seulement compris ce mouvement mais encore l'ont accompagné de toutes les forces à leur disposition en matière de réglementation.

Parallèlement, un peu partout en France, d'autres voisins, qui prévoyaient ne pas pouvoir supporter la présence d'une mosquée à proximité de leur chez eux, ont multiplié les protestations, et bien sûr les recours juridiques, afin d'éviter cet inconvénient à leur environnement.

A Annecy, la mosquée du centre-ville date de 1978 et ne peut accueillir que 80 personnes, alors que la prière du vendredi en réunit environ 200. Un projet de construction d'un nouveau lieu de culte avait été accepté par la mairie, mais il s'est heurté à l'opposition d'une vingtaine de commerçants riverains, assez déterminée pour amener le dossier devant la justice, où il est en attente depuis des mois. Les musulmans d'Annecy, qui ont longtemps et par tous temps prié dehors, louent chaque vendredi une salle de réception avec parking privé, située dans la zone industrielle de Vovray, sur la commune de Seynod. Les 500 personnes qui s'y trouvaient vendredi matin, à l'occasion de la fête de l'Aïd, y étaient tout de même un peu à l'étroit...

Ce qui s'est passé à leur sortie a été brièvement relaté par un flash sur le site d'Europe 1 :

Un commerçant de 50 ans brandissant un fusil à pompe a insulté vendredi matin des musulmans venus prier à la mosquée de Seynod, près d'Annecy (Haute-Savoie), au premier jour de l'Aïd Al-Adha, la fête du sacrifice célébrée par les musulmans, a-t-on appris auprès du parquet.

Propriétaire d'une casse automobile adjacente à la mosquée, l'homme reprochait aux fidèles d'occuper deux places de parking qui lui étaient réservées. Aucun coup de feu n'a été tiré. Placé en garde à vue, il a d'abord nié avoir brandi un fusil à pompe, parlant d'un gourdin muni de clous.

Sur le site de la télé régionale 3 Alpes, on précisait :

Le commerçant n'a pas tiré, mais devra répondre de "menaces avec armes et injures à caractère racial". Une perquisition devait être effectuée à son domicile.

On trouve davantage de détails dans l'article d'Elsa Fayner, sur Rue 89, qui rend compte de cette affaire, donne le témoignage du porte-parole de l'association qui gère la mosquée et ne se contente pas de réécrire la laconique version du parquet.

Les médias n'ayant pas jugé pertinent de reprendre cette histoire, elle n'aura donc pas fait beaucoup de bruit...

En revanche, on peut dire qu'il s'en dégage une certaine odeur...

samedi 27 octobre 2012

Heure d'hiver

Ah !

Ah ! si le jour
pouvait parler !

il annoncerait
la nuit

Patrik Ourednik, Le silence aussi, traduit du tchèque par Benoît Meunier, Éditions Allia, 2012.

(De Patrik Ourednik, vient de paraître Hier et après-demain, Propos de cinq survivants, traduit du tchèque et adapté par Benoît Meunier et l'auteur, toujours aux  Éditions Allia qui en proposent un large extrait.)

dimanche 21 octobre 2012

Un crime de beauf, il y a trente ans

Abdennbi Guémiah approcherait aujourd'hui de la cinquantaine si, le 23 octobre 1982, il n'avait été abattu d'un coup de feu en rentrant chez lui, à Nanterre.

Devant nous, les trente années qu'il n'aura pas vécues.

Celles et ceux qui ne l'ont pas oublié organisent, pour se souvenir, lui rendre hommage et assurer son inscription dans la mémoire collective, une rencontre publique autour de témoignages, de présentations de films, d’une expo-photo…

Cette rencontre aura lieu, à partir de 14 h, à la Maison du Chemin de l’île, à Nanterre - 61-63 avenue du général Leclerc, RER Nanterre-Ville - le samedi 3 novembre 2012.

Photomontage avec un portrait d'Abdennbi Guémiah.
(Affichette appelant à un rassemblement, le 6 novembre 1983, 
pour le premier anniversaire de sa mort.)

Abdennbi Guémiah était enfant de Nanterre. Sa famille habitait l'une des cités de transit de la ville, la cité Gutenberg. Il y en avait trois autres - André Doucet, le Pont de Bezons et les Grands Prés -, auxquelles s'ajoutaient des cités d’urgence comme les Marguerites, les Potagers... Au total, cette vie en « transit » était le lot de près de quatre mille cinq cents personnes pour la plupart venus des anciens bidonvilles de La Folie. Ces ensembles de baraquements à peine améliorés avaient en effet été construits afin de reloger, provisoirement, les habitants de ces bidonvilles lorsque l'on s'était décidé à procéder à leur « résorption ».

« Résorption », le mot devait s'imposer. Il est possible qu'en l'empruntant au lexique médical on ait voulu faire entendre que l'on voulait apporter des soins à une pathologie sociale, mais l'on a surtout désigné toute une partie de la population comme corps étranger formant abcès ...

(On parlerait peut-être maintenant de « démantèlement », terme d'origine militaire aux connotations pacificatrices : c'est après la bataille que le vainqueur démantelait les places fortes conquises...)

La cité Gutenberg fut inaugurée en 1971, dans une certaine allégresse. Jacques Chaban-Delmas, premier ministre sous la présidence de Georges Pompidou, était là, tous sourires dehors. Il y voyait sans doute un élément de la mise en place de cette « Nouvelle société » - concept dû à Jacques Delors - qu'il appelait de ses vœux. Onze ans plus tard, son rêve d'une société « prospère, jeune, généreuse et libérée » est loin, dans une France qui s'est découverte socialiste - et Jacques Delors aussi. Mais la cité Gutenberg est toujours-là, ainsi que, très probablement, la plupart des cent trente familles que Chaban-Delmas y avait accompagnées en ce « plus beau jour de [s]a vie ». Irène Allier, dans un article du Nouvel Observateur du 20 novembre 1982, la décrit ainsi :

(...) des blocs de Placoplâtre posés à même la boue sur un terrain vague coincé entre la voie express, un dépôt d'autobus, un mur d'usine et une route bordée de petits pavillons bien français. (...) Les murs se délitent, les planchers se creusent, les rats pullulent, la boue monte, les loyers aussi (1 200 francs pour deux pièces). A la suite de la rupture d'une canalisation l'eau a été coupée tout l'été. Pendant les chaleurs, 104 familles arabes n'ont eu qu'un seul robinet à leur disposition. ».

C'est de l'un de ces « petits pavillons bien français » que sont partis les tirs, le soir du 23 octobre 1982.

On peut trouver quelques détails sur le tireur, et sur ses motivations, dans un article de Paul Leduc, paru dans le numéro 488 de L'unité, journal du Parti socialiste, daté du 12 novembre 1982 :

[L'] agresseur est un magasinier français de trente-deux ans. En pleine exaspération, il a tiré vers un groupe de jeunes dont il ne supportait plus les cris. En réalité, pour lui comme pour beaucoup d'habitants de la zone pavillonnaire voisine, la cité de transit est cause de tous les maux. Pas besoin de chercher ailleurs l'origine des vols et du vandalisme qui se multiplient. Au point que s'est constitué un de ces comités d'autodéfense qui prolifèrent à travers le pays et débouchent inévitablement, un jour ou l'autre, sur des « bavures » de ce genre.

Même pour en signaler, timidement et maladroitement, la non pertinence, la thématique de l'insécurité était associée immanquablement à l'annonce d'événements de ce type - et ils étaient nombreux, par tout le pays et singulièrement à Nanterre où Abdennbi, cette année-là, fut le treizième à être « tiré ». En témoignent les diverses séquences enchaînées dans cet extrait d'un journal télévisé d'Antenne 2 - il date du 30 octobre 1982, et le jeune homme était entre la vie et la mort, mais encore en vie.


C'est avec la même maladresse bien intentionnée que l'on insiste sur la bonne intégration de la famille Guémiah.

Malgré les conditions de logement et l'environnement difficiles, les enfants de M. Guemiah ont obtenu d'excellents résultats scolaires. Une fille secrétaire de direction, un fils en 2e année de médecine, un autre fils qui termine son B.t.s. de radio-électronique et Abdennbi qui poursuivait brillamment ses études en terminale, voilà un bilan dont pas mal de parents se satisferaient.

Ecrit Paul Leduc...

Une famille sans histoires, pourtant, ces Guemiah ! Une famille comme les Français aimeraient les voir toutes s'ils étaient capables d'aimer les Arabes. Le père maçon, employé depuis vingt et un ans dans la même entreprise, une fille secrétaire, un fils préparant un B.T.S. de mécanique, un autre en deuxième année de médecine, et puis Abdennbi, le mort, hier encore en terminale au lycée Joliot-Curie (...).

Ecrit Irène Allier...

Certes, il fallait dire cela, et le jeter à la face des tueurs, de ces tireurs d'élite excédés - déjà ce mot - par les jeux des enfants sous leurs fenêtres. Mais lisaient-ils Le Nouvel Observateur, ou L'unité ?

Mais en mettant l'accent sur ce qu'il pouvait y avoir d'exceptionnel dans ces réussites exemplaires, on s'empêchait de discerner qu'elles n'étaient pas toujours la conséquence d'une soumission attendue aux critères de bonne assimilation. Pour beaucoup, elles étaient aussi la marque de la volonté d'être là, d'y vivre avec ses enfants et d'y faire valoir ses droits, parfois tout récemment accordés - comme le droit d'association.

Pour les habitant(e)s de la cité Gutenberg, venait en priorité le droit à un relogement décent. Et justement, une association s'y était constituée l'année précédente, avec l’appui de l’équipe de prévention du Petit Nanterre. Abdennbi Guémiah en était le trésorier et, en outre, il s'occupait d'apporter aux plus jeunes ce que l'on nommera plus tard un « soutien scolaire ».

Mogniss H. Abdallah raconte ce que sa mort, survenue le 6 novembre 1982, déclencha dans la cité :

Les centaines de personnes qui se rassemblent spontanément à l’annonce du décès tant redouté se recueillent pour rendre hommage au garçon disparu. « Plutôt que de te porter des fleurs, nous allons continuer ton combat », promettent ses amis. Solennellement, poussés par les mères, ils décrètent aussitôt une grève générale et définitive des loyers jusqu’au relogement de sa famille et de tous les habitants de la cité. Le gardien, un ancien Français d’Algérie, est viré, son local occupé. Ce lieu deviendra le centre névralgique du nouveau Comité des résidents des cités de transit, qui va articuler demande de justice pour Abdennbi et pour toutes les familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires, et le droit à un logement décent pour les habitants de toutes les cités de transit.

Son article, Cités de transit : en finir avec un provisoire qui dure !, a été publié, en 2006, dans le numéro 68 de la revue Plein droit - on peut le trouver en intégralité sur le site cairn.info. Il raconte, en détail mais sans négliger le contexte, l'histoire de l'association Gutenberg après la mort d'Abdenndi et comment « après bien des reports, le processus de relogement [est] arriv[é] enfin à son terme » :

Le 1er février 1985, jour du procès du meurtrier d’Abdennbi devant les Assises des Hauts-de-Seine, (il sera condamné à douze ans de réclusion criminelle), la dernière famille quitte la cité Gutenberg, réduite à néant. Pour ses ex-habitants, il faudra désormais répondre à un nouveau défi : celui de la dispersion.


PS :  Mogniss H. Abdallah, qui a fondé en 1983 l'agence IM'média, « agence de presse écrite, photographique et audiovisuelle spécialisée dans l’immigration, les cultures urbaines et les mouvements sociaux », doit prochainement publier, aux éditions Libertalia, Rengainez, on arrive !, Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire (des années 1970 à aujourd’hui).

Conclusion du texte de présentation :

« Rengainez, on arrive ! » – un des cris de ralliement de la marche pour l’Égalité –, souligne les attentes, les dynamiques internes, les acquis et les limites ou contradictions de ces luttes. Sans complaisance donc avec « la part de bluff » propagandiste, ces chroniques entendent renouer avec la pratique militante du bilan autocritique, pointer les apparitions médiatiques spectaculaires mais éphémères, le « travail d’agitation politique sans suite », les analyses générales surdéterminées par une dénonciation incantatoire sans s’attacher aux réalités complexes et aux singularités de chaque situation. Avec comme perspective de creuser des pistes pour constituer des rapports de forces plus favorables dans les combats politiques et judiciaires à venir.

vendredi 19 octobre 2012

Une victoire du terrorisme

Bloquer au plus haut le curseur du trouillomètre collectif est une méthode de gouvernement comme une autre. Si elle n'est pas d'une grande subtilité, elle a le mérite d'être d'une ancienneté vénérable et d'une efficacité reconnue. De tous temps parés des fioritures de la rhétorique, des discours enflammés et courageux adressés à la nation ont annoncé et dénoncé les dangers réels qui la menaçaient. Cette très vieille technique de domination des peuples a ainsi très largement contribué au développement et au perfectionnement de la belle éloquence républicaine qui lessive si bien les oreilles citoyennes. Amoureux du beau langage, j'en prépare en secret un recueil de morceaux choisis, à paraître sous le titre Anthologie des coups de menton, de la préhistoire à nos jours.  

Y figureront, bien sûr, bon nombre d'allocutions de l'ancien président Sarkozy, qui dominait le sujet avec grand talent.

(Dieu ! que cet homme-là aimait nous faire peur !)

Ce corpus imposant sera suivi, sans transition - ce serait inutile - par un choix des productions de monsieur Manuel Valls, qui vient, en ce domaine, de faire des débuts très prometteurs et très applaudis.

On pourrait commencer cette section, dont l'essentiel est encore à venir, par quelques propos tenus en marge d'une visite au chevet de la brigade anticriminalité de Marseille, le 12 octobre. Parlant du « spectre islamiste qui menace l'Hexagone » - cette heureuse expression est de Christophe Cornevin, décrypteur au Figaro - le ministre de notre Intérieur a frôlé, il semble, la métaphore cancérologique hasardeuse :

Manuel Valls a estimé vendredi que la France était confrontée à un « mélange du processus de radicalisation qui va de la petite délinquance en passant par le crime organisé, la rencontre avec islamisme radical en prison, le passage dans cet islamisme radical ».

Il s'agit selon lui d'un « processus qui conduit à ce que nous ayons de véritables ennemis en notre sein nous oblige à de la vigilance et à une très grande détermination ».

« Il s'agit bien de détruire ces cellules, ces réseaux qui peuvent préparer des actes importants », a-t-il poursuivi.

(Jean-François Rosnoblet, édité par Yves Clarisse, sur le site de France Inter.)

Il en a profité pour souligner que ni lui ni sa police ne restaient inactifs après les succès déjà obtenus :

Il a rappelé qu'il présenterait la semaine prochaine une loi antiterroriste « qui prolonge un certain nombre de dispositions, qui en crée d'autres pour combattre le plus efficacement possible le terrorisme, pour faire en sorte que le travail du renseignement nous aide à mieux appréhender ces phénomènes, notamment ceux qui veulent aller combattre à l'extérieur ».

Et sans doute pour clarifier cette histoire d'ennemis intérieurs qui vont combattre à l'extérieur :

« Nous savons qu'il y a encore peut-être des individus qui n'ont pas été appréhendés, qui sont peut-être allés combattre sur d'autres terrains à l'étranger », a déclaré Manuel Valls. « C'est le travail d'enquête et de justice qui va en faire maintenant la démonstration. »

(A la relecture, cette accumulation de « peut-être » que « nous savons » mais dont on va « faire maintenant la démonstration », me fait hésiter à placer ce dernier morceau dans une Anthologie des coups de menton...)

Pourtant, monsieur Valls ne manque pas de prestance, 
surtout en contre-plongée.
(Photo, prise à Grenoble : Reuters.)

L'idée de cette nouvelle loi antiterroriste n'est pas récente. Elle était venue aux grand réactifs du gouvernement Fillon, soucieux de compléter l'arsenal juridique après les aléas de l'affaire Merah. Elle a été reprise par les nouveaux maîtres de la maison France, qui firent une première annonce du projet à la mi septembre. Depuis, celui-ci a été présenté en conseil des ministres, et envoyé devant le Parlement en procédure accélérée. Le Sénat l'a déjà approuvé, et l’Assemblée nationale ne se fera certainement pas prier pour faire de même.

Comme pour illustrer le discours prononcé par monsieur Manuel Valls devant les sénateurs, on avait appris que

Trois hommes de 23 à 25 ans soupçonnés d'avoir eu pour projet de partir faire le djihad dans des zones de conflit ont été interpellés mardi 16 octobre en région parisienne et placés en garde à vue, selon une source judiciaire, confirmant une information de la chaîne M6. Selon une source proche de l'enquête, ils étaient sur le point de se rendre en Somalie, via Addis-Abeba, pour combattre auprès de rebelles islamistes.

Assez peu de commentateurs remarquèrent que ces arrestations, intervenant au moment même où s'apprêtait à voter « un projet de loi qui permettra de poursuivre des Français commettant des actes de terrorisme à l'étranger ou partant s'y entraîner au djihad », montraient le peu d'utilité du nouveau dispositif antiterroriste...

Sauf pour insister encore et encore sur la « menace diffuse » des « véritables ennemis de l'intérieur »...

Il n'est pas inintéressant, à cette occasion, de relire les propos de Denis Salas recueillis par François Béguin, du Monde, et publiés le 17 septembre, après l'annonce de ce projet de loi.

A la question

La législation française avait-elle besoin d'être enrichie d'une nouvelle disposition permettant de juger à leur retour sur le territoire national des Français partant s'entraîner au djihad en zone afghano-pakistanaise ?

il répond :

Depuis 1986, la loi prévoit déjà le délit d'association de malfaiteurs qui permet de punir des crimes avant qu'ils ne se commettent. A mon avis, c'était suffisant pour prévenir des infractions de type terroriste. Il aurait plutôt fallu se demander pourquoi ce droit pénal préventif, qui est un outil d'une efficacité redoutable, n'a pas fonctionné dans l'affaire Merah.

Il y a deux possibilités. Soit Mohamed Merah s'est autoradicalisé en prison, mais alors comment aurait-on pu détecter sa dangerosité ? Soit il y a eu un dysfonctionnement des services de renseignement français et nous avons une nouvelle loi au lieu d'une autocritique transparente.

L'aspect le plus spectaculaire du projet reste la mise en place d'« une surveillance dans un cadre administratif et dans un but préventif des données de connexion (Internet, géolocalisation, factures détaillées du téléphone) ».

Ce qu'il en pense :

Cette disposition temporaire existait déjà. Elle était régulièrement renouvelée et devait expirer le 31 décembre. C'est un mécanisme extrêmement dangereux lorsque les mesures pensées dans l'exception deviennent permanentes. Le dérogatoire devient le droit commun. Avec la prolongation des surveillances sans contrôle judiciaire, on se prive des garanties de l’État de droit.

Amener une démocratie si fière d'elle-même à se priver de ces garanties est incontestablement pour le terrorisme une première victoire.


PS : Denis Salas est magistrat. Il a publié divers ouvrages, dont le plus connu est peut-être La Volonté de punir; essai sur le populisme pénal, paru chez Hachette en 2005, et réédité en collection Pluriel en 2010. Il a publié, en janvier 2012, La Justice dévoyée. Critique des utopies sécuritaires, aux éditions Les Arènes, un livre qui reste d'actualité.



mercredi 17 octobre 2012

Passage en force tranquille

C'est sans trop de surprise que nous avons hier appris que monsieur Jean-Marc Ayrault n'était pas Premier ministre « par hasard ». Cette formule inédite, et d'une grande portée, lui serait venue au cours d'un échange houleux avec les membres de l'opposition à l'Assemblée nationale. On voit que monsieur Ayrault est devenu tellement Premier ministre qu'il a oublié les réflexes de l’enseignant qu'il fut : c'est, en effet, toujours lors d'un chahut que les profs montrent le meilleur d'eux-mêmes en matière de niaiserie. 

Sur le fond, je suis persuadé que personne, dans la région de Nantes, ne pense que la carrière de l'actuel chef du gouvernement ait été menée par lui au petit bonheur la chance. Si le hasard y a joué son rôle, ce ne put être que sous la forme d'heureuses opportunités, aussitôt reprises par une ambition obstinée.

Le tout pour la plus grande gloire de « sa » région.

Exemple de cette obstination, le soutien indéfectible apporté par monsieur Jean-Marc Ayrault au projet d'aménagement de l'aéroport du Grand Ouest sur les terrains agricoles de Notre-Dame-des-Landes, à une trentaine de kilomètres de Nantes.

Ce projet, dont la première ébauche remonte à 1963 - il s'agit donc d'une idée très moderniste -, est qualifié par certain(e)s de « pharaonique », « inutile » ou « mégalo ». Monsieur Jean-Marc Ayrault ne l'a pas trouvé tel, et l'a relancé en 2000. Depuis, il en accompagne avec beaucoup d'attention les diverses étapes, avec l'aide de Vinci, futur maître d'ouvrage, face à une opposition bien déterminée.  

Une barricade élevée hier au lieu-dit Fosse noir.

Alors qu'il avait à débattre avec des opposants teigneux, dont quelques-uns probablement dopés à la chocolatine, monsieur Jean-Marc Ayrault pouvait se consoler en pensant que son grand projet aéroportuaire avait, le matin même, avancé d'un grand pas. Les forces de l'ordre avaient mené à bien les opérations programmées d'évacuation des squats établis depuis trois ans sur l'emprise du futur établissement Vinci-Grand-Ouest, rebaptisée « Zone à Défendre » (ZAD) par les adversaires de l'aéroport.

Là-dessus, la presse nationale avait été d'une exemplaire discrétion, et la presse régionale d'une remarquable concision. A 10 h, une brève de Ouest-France annonçait qu'à Notre-Dame-des-Landes, les opérations d’évacuation des squats étaient terminées.

Elle avait reçu le libellé « Catastrophe »...

Le fil informatif en direct du même journal était, lui, classé « Faits de société ». Sans palpitations intempestives, on avait pu y apprendre qu'à longueur de temps, tout s'était passé comme prévu dans la progression des forces de l'ordre. La pacification n'avait rencontré, nous avait-on dit, une résistance très modérée, à laquelle on s'attendait et à laquelle on avait fait face avec discernement et modération.

Le préfet, à 10h, tirait le bilan des mouvements :

Nous avons constaté quelques résistances pour retarder la procédure. Mais aucun affrontement et pas d’interpellations.

Il semble pourtant que d'autres actions de résistance aient eu lieu, puisqu'un dernier point, effectué à 15h, signalait la présence d'« une petite centaine » de personnes « encore sur zone », qui semblaient « déterminés à ne pas lâcher un pouce de terrain ».

Mais la force restait tranquille :

« C’est une technique de harcèlement, décrypte une source proche du dispositif de maintien de l’ordre. Des barrages sont construits, détruits, et repris. Nous avons fait usage de gaz lacrymogène pour repousser les opposants. Face aux jets de pierres et de bouteilles, nous ferons un usage raisonné de la force pour éviter la casse des deux côtés. Nous avons assez d’effectifs pour faire face aux opposants sur la durée. »

Le fil des événements tenu sur le site desdits opposants est plus détaillé, plus riche, mais aussi plus difficile à suivre quand on se trouve à distance.

J'ai, bien sûr, essayé de consulter une carte, mais j'ai surtout regardé l'album de photos de cette journée d'invasion qui a été mis en ligne. Les noms de lieux s'y inscrivent dans l'espace, et il se trouve que cet espace, moi qui ne l'ai jamais parcouru - si c'était le cas, j'aurais une carte -, je le connais. Ces maisons, ces baraques, ces parcelles, ces haies, ces bosquets, ces petites routes, ces chemins boueux, autour de quoi se battent ceux qui veulent que cette campagne continue à vivre, ce sont aussi les miens.

Et je ne parle pas des tritons et des salamandres...

Aujourd'hui, la troupe de réoccupation a été maintenue sur les lieux...

Et l'on nous explique très pédagogiquement pourquoi :

Les opérations des très nombreuses forces de l'ordre qui ont procédé à l'expulsion mardi de quelque cent cinquante squatteurs militant contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, se poursuivaient mercredi 17 octobre à l'aube. Il s'agit de "la sécurisation physique des sites" et de "protéger les entreprises qui vont intervenir", notamment pour les fermer afin qu'ils ne puissent pas être réoccupés, a expliqué la préfecture de la Loire-Atlantique.

L'AFP, relayée par Le Monde, décrit l'ambiance :

Des gendarmes quadrillaient les abords du village lui-même et des CRS étaient stationnés à Bel Air, l'un des lieux évacués mardi matin, tandis que des camions équipés de puissants projecteurs balayaient dans la nuit les champs à la recherche de possibles opposants.

De quoi donner aux tritons l'amour du béton et du bruit des avions...


Ajout du 18 octobre : Communiqué de presse - 17/10 à 23h 30

On vit ici, on reste ici !!

Après deux jours de résistance et de solidarité, seuls sept maisons et un terrain ont été expulsés sur la Zad, zone menacée par le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Partout, les forces de l’ordre ont rencontré la détermination des opposant-e-s sous différentes formes : habitant-e-s refusant de quitter leurs maisons, d’autres juchés sur leur toit, rassemblements autour des lieux de vie, barricades sur les routes, opposant-e-s venus d’ailleurs pour rejoindre la zone, etc.

Depuis des heures, des opposant-e-s défendent les parcelles du Far Ouest du Sabot, terre maraîchère défrichée collectivement en mai 2011 et noyée à l’heure actuelle sous un nuage de gaz lacrymogène, au son d’une batucada. Des actions de solidarité s’organisent partout ailleurs, tel un rassemblement devant la préfecture à Nantes ce soir-même.

Contrairement à ce que laissait entendre le préfet mardi matin, la zone est donc loin d’être vidée. Restent une vingtaine de lieux occupés, sans compter les propriétaires, locataires et paysans vivant toujours sur place. La pression policière, dont témoigne entre autres l’incendie hier par les forces de l’ordre d’une cabane, sans même avoir vérifié si elle était encore occupée, ne fera pas taire la contestation.

Sans chercher à rivaliser avec l’arsenal militaire que la violence d’Etat peut déployer pour imposer ses projets « d’utilité publique », les actes de résistance continueront tant que le projet ne sera pas retiré.

Ici comme ailleurs, d’Atenco au Val de Susa, en passant par le Chéfresne et partout où des luttes se mènent, refusons de nous laisser aménager !

Dates à venir :

- samedi 20 octobre, à 12h, à la Pointe (le Temple de Bretagne) : rencontre entre opposants au projet d’aéroport autour des perspectives de la lutte

- dans le mois à venir, manifestation de ré-occupation sur la Zad, annonce de la date sur zad.nadir.org

Informations complémentaires : http://zad.nadir.org

lundi 15 octobre 2012

Les vertus du chocolat

La saison des Ig® Nobel Prizes vient à peine de se terminer et certains chercheurs se mettent déjà sur les rangs pour l'année prochaine.

Le blogue Big Browser nous en fait découvrir un, en la personne du docteur Franz Messerli, cardiologue reconnu, qui vient de publier, dans The New England Journal of Medicine, un court article intitulé Chocolate Consumption, Cognitive Function, and Nobel Laureates. Il y est question de consommation de chocolat, de capacités cognitives et de lauréats du prix Nobel...

Depuis quelques années, on n'en finit pas de découvrir les propriétés bénéfiques de l’ingestion de substances cacaotées. J'ignore si l'on a déjà étudié les effets du gavage au chocolat dans le domaine de la cardiologie, mais notre bon docteur a préféré explorer un territoire situé à l'écart de celui dont il a fait sa spécialité. Il a donc abordé le rivage flou des sciences dits cognitives, où il était au moins assuré de n'être pas seul à grignoter ses tablettes de noir amer. De nombreuses études, en effet, ont déjà prétendu prouver que la consommation de chocolat avait d'heureuses conséquences : « réduction des risques de démence, meilleures performances lors de tests cognitifs, meilleures capacités intellectuelles chez les personnes âgées... », tout cela, semble-t-il, à cause de la présence de bienfaisants flavonoïdes. Le docteur Franz Messerli s'est avancé sur ces sentiers battus et rebattus avec sa petite idée : considérant que le nombre de prix Nobel obtenus par un pays pouvait être un sûr indicateur de sa vitalité intellectuelle, il a entrepris d'étudier la relation qui pouvait être établie entre ce nombre de récompenses Nobel, rapporté à dix millions d'habitants, et la quantité moyenne de chocolat consommée par les citoyen(ne)s de cette paisible et intelligente nation.

Cette étude semble avoir été assez facile à conduire, et notre chercheur a pu la mener tout en surveillant d'un œil ses patient(e)s en train de se malmener les coronaires en pédalant dans le vide.

Il a, dit-il, chargé la liste des Nobel sur le Wikipedia en anglais et regroupé les données chocolatées des pays nobélisés en utilisant les sites de Chocosuisse, Theobroma-cacao et Caobisco... La suite, qui a consisté à chercher un « ajustement linéaire » entre les deux séries numériques obtenues, est à la portée d'un enfant de cinq ans initié à l'usage d'un tableur.

En quelques clics, votre futur prix Nobel nourri à la blédine cacaotée pourra au moins obtenir ceci :


Disposant de deux séries de données - X, la consommation de chocolat par habitant, et Y, le nombre de prix Nobel pour dix millions d'habitants - dont les variations semblent conjointes, on peut toujours tenter de trouver une formule du type Y = aX + b qui les lierait. Un simple graphique tel que celui de la figure précédente permet de pifométrer la pertinence de cette tentative en observant l'alignement relatif des points de la représentation. Mais l'arbitre privilégié sera le résultat du calcul du « soi-disant coefficient de corrélation » r, pour reprendre l'expression du grand mathématicien Maurice Fréchet, très critique sur son usage. Cette quantité, comprise entre - 1 et + 1, est l'objet de multiples interprétations selon les contextes disciplinaires d'utilisation. C'est plus un indice de scientificité factice qu'un critère scientifique indiscutable. Pourtant la notion de « corrélation » qui en découle a fait sa route dans les esprits et fait son trou dans les discours sérieux - ou ceux qui se veulent tels. On peut imaginer, par exemple, qu'une bonne tête décomplexée nous annonce qu'immigration et délinquance sont deux phénomènes « fortement corrélés »...

Ici, le coefficient affiché est de 0,791. Il n'est pas de ceux qui pousseraient un chercheur en physique  à aller danser nu, avec des fleurs dans les cheveux, sur la place publique, en hurlant « Eurêka ! Eurêka ! » jusqu'à ce qu'il soit pris en charge par la gendarmerie en maraude... Franz H. Messerli le juge cependant significatif, mais il n'est pas physicien. Pourtant, il fait un peu la fine bouche, car il observe qu'en écartant la Suède, réputée mauvaise joueuse dans l'attribution des Nobel, il remonterait à 0,862. On pourrait lui suggérer de se débarrasser également de l'Allemagne, car il semble qu'alors son score deviendrait quasiment olympique... Mais ce serait sans doute inutile, car notre auteur a apparemment décidé d'être content : il estime avoir établi un fort lien de corrélation entre la consommation de chocolat et les capacités cognitives des habitants d'un pays.

Il y croit.

Il y croit tellement qu'il va jusqu'à affirmer :

La pente de la droite de régression nous permet d'estimer qu'il faudrait consommer environ 0,4 kg de chocolat de plus par habitant et par an pour augmenter d'une unité le nombre des lauréats au prix Nobel d'un pays donné.

Cependant, il se défend d'être de ceux qui confondent corrélation et causalité.

Of course, a correlation between X and Y does not prove causation but indicates that either X influences Y, Y influences X, or X and Y are influenced by a common underlying mechanism.

Dit-il clairement, mais en anglais.

(Alors Big Browser traduit :

Bien sûr, une corrélation entre X et Y ne prouve aucunement un lien de causalité, mais indique que soit X influence Y, soit Y influence X, soit X et Y sont influencés par un mécanisme sous-jacent commun.)

Persuadé des effets bénéfiques de la consommation de chocolat, Franz H. Messerli a un faible pour la première explication, mais envisage la deuxième avec une égale objectivité. Il nous explique qu'il est tout fait concevable que, dans un pays capable de produire des Nobel, les habitants soient assez intelligents pour reconnaître les bienfaits du chocolat et, en conséquence, augmenter les quantités ingérées. Il admet, cependant, qu'il est assez peu probable que l'attribution d'un prix Nobel puisse conduire à un accroissement durable de cette consommation, même si une hausse temporaire peut être enregistrée lors des festivités qui accompagnent les célébrations de ce bonheur national.

On voit que l'hypothèse selon laquelle le docteur Franz H. Messerli a pris les lecteurs du New England Journal of Medicine pour des truffes n'est pas non plus à négliger...

Quoi qu'il en soit, cette brillante étude nous pousse à encourager monsieur Jean-François Copé, qui s'en est révélé particulièrement friand, à continuer de consommer des barres de chocolat avec de la pâte feuilletée autour.

Certes, cela ne fera jamais de lui un prix Nobel, mais, si la moitié seulement de ce que l'on dit est vraie, cela ne pourra pas lui faire de mal non plus.

samedi 13 octobre 2012

Une subtile distinction

Durant quelques heures, mercredi soir, une agitation fébrile s'est emparée des salles de rédaction, et l'on a, une fois de plus, frôlé l'emballement de la machine médiatique. Courait le bruit du placement en garde à vue de monsieur Éric Raoult, ancien député...

Les manchots touittaient à tour de bras, reprenant les rumeurs les plus folles ou hasardant les hypothèses les plus risquées. On racontait notamment - surtout sur les réseaux sociaux de Terre Adélie - que, profondément affecté par sa défaite électorale, notre homme avait, comme son champion adulé, laissé sa barbe pousser en signe de deuil. Mais avec son tempérament impétueux, au lieu de se contenter du désormais fameux « style bad boy homo revisité », il avait aussitôt revendu sa tondeuse sur le Bon Coin, attirant ainsi sur lui l'attention des chasseurs de barbus de l'antiterrorisme.

Les plus moustachus des investigateurs avaient, bien sûr, vérifié qu'aucune intervention n'avait eu lieu dans les environs du Raincy, mais le doute s'installait. L'incertitude et la perplexité furent enfin levées quand la rédaction de 20 minutes réussit à joindre le gardé à vue avant sa sortie. « Je suis à l'hôtel de police, pour l'instant j'ai juste été entendu », aurait-il répondu au téléphone - ce qui est, sans doute, une pratique assez courante lorsque l'on est en garde à vue. La maussade réalité balaya la fantaisie de la fiction : l'ancien ministre des gouvernements Juppé I et Juppé II expliqua qu'il s'était rendu à Bobigny afin de répondre à quelques questions au sujet d'une plainte pour violences conjugales qui aurait été déposée contre lui le 22 juin dernier... A cette première précision de calendrier, la presse crut utile d'ajouter cette autre :

Le 23 juin, Eric Raoult était hospitalisé pour un grave malaise, mais ne lie pas les deux événements. « Je mets plutôt ça sur le compte des résultats électoraux du mois de juin », estime-t-il.

Le fait d'avoir « juste été entendu » n'a peut-être pas suffi à l'ancien député vedette de l'UMP, que, justement, on n'entendait plus beaucoup depuis un bon bout de temps. Aussi, dès le lendemain, profita-t-il d'une invitation sur la fréquence modulée d'Europe 1, pour revenir publiquement sur sa lamentable histoire privée. Et c'est avec une exquise délicatesse qu'il s'épancha...

Il se défend d'avoir en quelque manière frappé sa future ex-épouse - la procédure de divorce est en cours -, et il en donne deux raisons, pour lui irréfutables :

D’abord parce que je n’en ai pas la force. Comme vous le savez peut-être, j’ai été victime d’un AVC (accident vasculaire cérébral), il y a quelques mois. Deuxième élément, on ne commence pas une carrière d’homme violent à 57 ans.

Monsieur Éric Raoult peut être rassuré. De ses ennuis de santé, les médias nous avaient naguère tenus informés. Ils viennent d'ailleurs de nous rafraîchir la mémoire en précisant la date : le lendemain d'un dépôt de plainte contre lui - il semble qu'il y en ait eu plusieurs. Pour convaincre de son manque de force et de sa non-violence conjugale subséquente, il aurait tout aussi bien pu, et avec plus vraisemblance, prétexter la méningite qu'il avait attrapée, durant son service militaire - qu'il fit, car le monde est petit, aux côtés de Nicolas Sarkozy -, en nourrissant les singes du centre spatial, ou même faire appel aux suites de n'importe laquelle des maladies infantiles que les gens de sa génération « faisaient » à tour de rôle.

L'aphoristique « deuxième élément » fera sourire, sans les persuader, ceux qui savent qu'en maints domaines « le temps ne fait rien à l'affaire ».

La posture de l'agneau était cependant intenable pour cet homme qui, par la vivacité de son discours, avait su se construire une solide image de « grande gueule » à l'Assemblée nationale. C'est sans doute pourquoi ses confidences radiophoniques s'enrichissent d'une manière d'aveu :

Je l’ai insultée, c’est vrai. Mais dire à son épouse, qui a 15 ans de moins que vous, « tu t’habilles comme une salope », ce n’est pas une violence conjugale.

Il va falloir s'y faire.

A 57 ans, monsieur Éric Raoult découvre le sens des nuances.

Nuancier de référence.
(Dictionnaire encyclopédique de l'épicerie et des industries annexes 
par Albert Seigneurie, édité par L'Épicier en 1904.)

On se demande, évidemment, quelle tenue avait bien pu revêtir madame Raoult pour s'attirer cette remarque incisive de la part de son futur ex-époux. En l'absence des précisions qu'elle refuse de fournir à la presse, on est réduit aux conjectures les plus aventureuses. Certains sphéniscidés du bout du monde, se basant sur l'expertise acquise par monsieur Raoult en matière d'habillement féminin, gazouillent que son épouse aurait fait acte de mutinerie en se glissant dans une burqa, mais on ne les croit pas...

On espère que, maintenant qu'il a retrouvé une audience médiatique, nous verrons prochainement notre arbitre des élégances publier une « tribune », un « point de vue » ou un « rebond » où il pourra s'étendre avec plus de détails sur ce que l'on pourrait appeler « une tenue de salope ». Il y a là, cela n'échappera à personne, un enjeu de société considérable.

Il pourra, s'il lui reste un peu d'énergie, en profiter pour nous éclairer sur un second point, dont la subtilité pourrait échapper à des esprits aussi grossiers que les nôtres :

... dire à son épouse, qui a 15 ans de moins que vous, « tu t’habilles comme une salope », ce n’est pas une violence conjugale.

(Oui, c'est moi qui grasseye grossièrement.)

Cette incise doit bien avoir une grande importance, mais laquelle ?

On s'interroge...

Faut-il comprendre que le fait d'être son ainé de quinze ans autorise un mari à insulter sa femme sans que l'on puisse considérer qu'il lui fait violence ?

Et s'ils avaient le même âge ? Et s'il était son cadet de quinze ans ?

Y aurait-il une différence d'âge où, dans la même distribution de genres, l'on pourrait effectivement parler, aux yeux de monsieur Raoult, de violence ? Et quel est-il ?

Afin de pouvoir apporter des réponses à ces questions, il faudrait disposer d'un critère permettant de différencier une insulte grossière d'une violence verbale. Comme j'ai du mal à faire la distinction, qui pour moi relève de l'impondérable, je pense qu'une commission parlementaire pourrait en discuter...

Elle ne saurait, évidemment, se passer de l'audition du maire du Raincy qui semble si compétent dans le délicat domaine de la casuistique conjugale.

Mais pour l'heure, il semble préoccupé par d'autres considérations :

« En l’occurrence, pour moi, la plainte pour dénonciation calomnieuse, je vais la déposer. Et je pense pouvoir obtenir des dommages et intérêts très importants », a-t-il déclaré ce matin sur Europe 1. « On va évaluer le préjudice. A chaque article de presse qui tombe, je pense que ça va augmenter le préjudice », a-t-il dit, estimant pouvoir réclamer « entre 300 et 500.000 euros » de dommages et intérêts.

Sa distinction naturelle l'empêche de se frotter les mains...

jeudi 11 octobre 2012

Plus c'est gros..., première rallonge

Comme son premier papier sur les travaux de Robert Lynn avait été un succès - il a figuré en tête des articles les + vus, et il a été cité ici-même -, Quentin Girard a cru possible de nous en offrir une rallonge dans le numéro du 9 octobre du quotidien Libération. Il avait cette fois - enfin ! - trouvé un titre adapté à la beaufitude de second degré de ses lecteurs :

Pénis : une étude mâle biaisée 

(Et de rire...)

Cette illustration, au moins, nous aura été épargnée.
(Libé a choisi quelque chose de plus distancié.)

Ce second article est complété par un entretien avec le docteur Ronald Virag, généralement présenté comme le pionnier de l'andrologie, dont le cabinet, nous dit son site, « est situé dans le 8ème arrondissement de Paris en face de l'entrée principale de l'Elysée » - on ne peut donc pas se tromper. Cet éminent spécialiste, « qui dit avoir vu "15 000 verges dans [s]a vie" », se veut rassurant, comme il se doit dans ces occasions-là, et n'envisage « une chirurgie de reconstruction » que dans les cas extrêmes.

Le texticule de Quentin Girard, simple variation sur la paillarde intitulée L'invalide à la pine de bois, n'ajoute pas grand chose aux remarques qu'il avait déjà faites. Au contraire. Son premier article mettait en évidence l'imposture de Robert Lynn se fournissant en données pipotées sur une page internet au contenu invérifiable, et indiquait clairement que cette manipulation avait pour objectif de produire une confirmation des théories racialistes de J. Philippe Rushton. Le second rappelle ces faits, sans plus, et surtout sans chercher à aller voir plus loin que le bout de la longueur d'un zizi moyen.

Or, dans un pays où il est manifeste que se ravive la tentation raciste, où certains « républicains » autoproclamés « font rimer socialisme avec racisme » - pour reprendre la juste expression de Philippe Alain sur son blogue -, il n'est pas impossible que ces théories fassent un retour parmi nous.

Autant savoir ce qu'elles sont.

 Image d'un temps que l'on croit révolu...
... mais tout le monde peut se tromper.


Il semble que, pour les tenants de ces théories racialistes, la répartition de l'espèce humaine en différentes races ne fasse aucun doute. C'est, à les entendre, une simple observation de bon sens ou un fait de nature non réfutable. Cela ne les empêche pas de passer une bonne partie de leur temps de recherche à aligner ce qu'ils présentent comme des preuves de leurs (pré)conceptions.

Au départ, leur démarche peut se réclamer d'une très ancienne pratique de la méthodologie scientifique, qui consiste à opérer des regroupements dans l'ensemble des objets d'étude, de manière à en obtenir une classification. Ils oublient, cependant, qu'une classification n'a d'intérêt que si elle permet d'enrichir les connaissances que l'on peut avoir de l'ensemble ainsi classifié. Dans le cas de la répartition en groupes raciaux, ce point est bien discutable... 

Pour transformer une classification en un véritable classement  hiérarchisé, il suffit d'y ajouter quelques préjugés. On trouve de ce glissement d'assez nombreux exemples dans l'histoire des sciences biologiques et autres. La plupart du temps, les scientifiques ont été amenés à corriger ces dérives ; seul le racialisme a résisté à ces efforts d'honnêteté intellectuelle. C'est sans doute parce qu'il se fonde essentiellement sur la non pertinence d'un classement posé a priori mais voulant se faire passer pour une classification.

Classement racial selon J. Philippe Rushton.
Extrait de son Race, évolution et comportement.

Le professeur J. Philippe Rushton distingue, comme on le voit, trois races humaines, qu'il a, curieusement, choisi de nommer de manière hétérogène par deux couleurs et une origine géographique. Son principal titre de gloire, dans la famille des savants racialistes, est d'avoir développé la « théorie r–K de l'histoire de vie » - r–K life history theory -, celle-là même que l'article de Robert Lynn prétendait confirmer. Il s'en fait le propagandiste dans l'ouvrage de vulgarisation Race, évolution et comportement dont la seconde édition, spéciale et abrégée, est maintenue en ligne par le Charles Darwin Research Institute, qui semble bien dévoué à cette cause.

Rushton reconnaît qu'il n'est pas l'inventeur de cette théorie r–K, due à un biologiste de l'université de Harvard, Edward Osborne Wilson, qui l'aurait « utilisée pour expliquer les changements de population chez les plantes et les animaux ». Notre auteur, lui, revendique de l'avoir, en toute simplicité, « appliquée aux races humaines »...

Et de nous expliquer ce qu'il en a retenu :

Une histoire de vie est un groupe de traits génétiquement organisés qui ont évolué ensemble pour répondre aux nécessités de la vie -- survie, croissance, et reproduction. Pour ce dont nous avons besoin, r est un terme de l'équation de Wilson qui désigne le taux naturel de reproduction (le nombre de descendants). Le symbole K représente la quantité de soins que les parents prodiguent pour garantir la survie de leur progéniture. Les plantes et les animaux ont différentes stratégies d'histoire de vie. Certains sont plus r et d'autres relativement plus K.

Les stratégies r et K diffèrent par le nombre d’œufs produits. La stratégie r est analogue à un tir à la mitrailleuse. Il y a tellement de coups qu'il y en aura bien un pour frapper la cible. Les animaux à stratégie r produisent beaucoup d'ovules et de spermatozoïdes, s'accouplent souvent et ont une progéniture nombreuse. À l'inverse, les adeptes de la stratégie K sont comme des tireurs isolés. Ils consacrent temps et efforts à quelques tirs bien placés. Ils donnent à leur progéniture beaucoup de soins. Ils travaillent ensemble pour obtenir de la nourriture et un abri, ils aident leurs semblables et ont des systèmes sociaux complexes. C'est pourquoi les animaux à stratégie K ont besoin d'un système nerveux plus complexe et d'un plus gros cerveau, mais produisent moins d'ovules et de
spermatozoïdes.


Dans cette lecture, on retrouve avec plaisir la niaiserie pédagogique de certains darwiniens qui vous présentent les espèces comme les petits personnages des jeux vidéos primitifs du siècle dernier, courant d'une stratégie à l'autre pour gagner des points de vie en faisant bip-bip. Mais au-delà de cet amusement passager, on voit assez où tout cela peut mener.

La scala naturæ, de l'huitre au gorille.

J'ignore si les travaux de Wilson aboutissent à cette énième version de la grande chaîne des êtres que les sciences biologiques ont héritée de la philosophie scolastique, mais c'est ainsi que, de manière assez explicite,  Rushton voit les choses. C'est bien commode puisqu'il ne lui reste plus qu'à ajouter trois maillons, les Noirs, les Blancs et les Orientaux, dans l'ordre :

Comment les trois races se placent-elles sur l’échelle r-K ? (...) Les Orientaux sont les plus K, les Noirs les plus r, et les Blancs se situent entre les deux.

Au cas où l'on n'aurait pas encore bien compris, il fait suivre cette extrapolation de quelques précisions supplémentaires, joliment teintées de subtiles nuances moralisatrices :

Le fait d'être davantage r signifie :
· gestation plus courte
· maturation physique plus précoce (contrôle musculaire, développement osseux et dentaire)
· cerveau plus petit
· puberté plus précoce (âges des premières règles, du premier rapport, de la première grossesse)
· caractères sexuels primaires plus marqués (taille du pénis, du vagin, des testicules, des ovaires)
· caractères sexuels secondaires plus marqués (voix, musculature, fesses, seins)
· contrôle du comportement plus biologique que social (durée du cycle menstruel, périodicité de la réponse sexuelle, prévision possible de l'histoire de vie à partir du début de la puberté)
· taux d'hormones sexuelles plus élevés (testostérone, gonadotropines, hormone folliculostimulante)
· individualité plus marquée (moins de respect de la loi)
· attitudes sexuelles plus permissives
· rapports sexuels plus fréquents (avant et pendant le mariage, et hors mariage)
· liens de couple moins solides
· enfants plus nombreux
· fréquence plus élevée de la négligence ou de l'abandon d'enfants
· maladies plus fréquentes
· espérance de vie plus courte


Après avoir parcouru cette longue liste, on est amené à se demander si notre professeur de psychologie ne ferait pas une sorte de fixette sur la question de la sexualité, surtout envisagée par lui  comme principale source de multiples dérèglements... Ce que ne dément pas l'hypothèse qu'il avance ensuite, et sa manière de la présenter :

La testostérone joue peut-être le rôle d’interrupteur principal, fixant la position des races sur l'échelle r-K. On sait que cette hormone sexuelle mâle influe sur l'idée de soi, le tempérament, la sexualité, l'agressivité et l'altruisme. Elle contrôle le développement des muscles et la gravité de la voix. Elle contribue aussi à l'agressivité et aux comportements à problèmes. Une étude portant sur plus de 4000 vétérans de l'armée a montré que les taux de testostérone élevés sont prédictifs d'une criminalité plus importante, de l'abus d'alcool et de drogues, de l'inconduite militaire, et de la multiplicité des partenaires sexuels.

Ainsi, c'est pour venir en renfort de cette théorie ridicule - mais qui a tout pour séduire nos actuels beaufs décomplexés - que le professor emeritus Robert Lynn s'est rendu coupable d'une imposture...

Les moralisateurs n'ont plus de moralité, faut croire...

mardi 9 octobre 2012

La force de l'ordre hiérarchique

Jadis, en prenant la direction de France Inter, monsieur Philippe Val avait jugé bon d'évincer le journaliste Frédéric Pommier de la revue de presse au motif que celui-ci n'avait manifestement qu'une vague idée de la nécessaire « hiérarchisation de l'information ». Son rigoureux professionnalisme bien ordonné a pu s'émouvoir, ou même s'irriter, de voir que le quotidien Libération avait placé en tête de sa gondole, ce mardi, un tonitruant Marseille : Flics et voyous, alors qu'à l'évidence on aurait dû y trouver Prisons : Délinquants et salafistes, ou tout autre titre en accord avec l'impératif rédactionnel du moment.

Pour couvrir les péripéties de l'histoire des « policiers ripoux » de la brigade anticriminalité de Marseille Nord, la presse s'est montrée tout à fait exemplaire. Bien sûr, l'affaire a fini par passer à la une, mais sans précipitation, de sorte que la « hiérarchisation de l'information » a été parfaitement respectée, et sans bousculade. On a même eu l'impression que c'est la hiérarchie policière en général qui était respectée, tant il apparaissait, à la lecture des différentes dépêches qui tombaient, suivant le rythme implacable des placements en garde à vue, des perquisitions et mises en examen, que bien peu d'éléments autres que ceux fournis par les services officiels étaient livrés au public. Quelques « éclairages » de bonne tenue sont venus s'ajouter à ces informations, et ce fut comme si une presse irréprochable se mettait au service d'un pouvoir qui savait ne pas l'être.

Qu'ait été ouverte une enquête pour faits de « corruption » a probablement influé sur le lexique plumitif employé, et le terme de « ripoux » fut couramment utilisé. En faisant un bilan partiel des opérations, le procureur Jacques Dallest ne l'employa pas - du moins à ma connaissance -, mais il est resté dans le champ sémantique de la putréfaction en parlant de « gangrène »...

On a vite compris qu'il ne restait plus qu'à pratiquer l'amputation symbolique du membre en voie de faisandage.

Monsieur Manuel Valls procéda.

Les médias nous l'ont annoncé en prenant soin, généralement, d'illustrer leurs articles d'une photographie où le premier flic de France fait cet « œil môvé » dont il a le secret.

Scène d'amputation.
( Feldtbuch der Wundtartzney
de Hans von Gersdorff, 1517.)

La presse a été beaucoup plus discrète à propos de l'enquête sur des faits que l'on qualifiera peut-être de « violences par fonctionnaire titulaire de l'autorité publique » ou de « violences en réunion ». Sont mis en cause trois policiers de la brigade anticriminalité d'Arras.

C'est dans la très prudente Voix du Nord que l'information est apparue, reprise brièvement, et avec quelques divergences, par le Figaro :

Les trois hommes sont accusés d'avoir brutalisé un étudiant lors d'une intervention dans la nuit du 6 au 7 juillet à Arras, à proximité d'un bar de nuit.

(...)

Au cours de cette nuit de juillet, les policiers avaient interpellé une personne pour des violences sur personne dépositaire de l'autorité publique. Le lendemain, une autre personne présente au moment des faits avait déposé plainte, « se plaignant des conditions d'intervention des policiers », a expliqué le secrétaire général du parquet général.

Selon La Voix du Nord, « on distinguerait clairement les trois policiers » sur des bandes de vidéoprotection « (se déchaîner) sur un étudiant » qui «aurait reçu une quinzaine de coups de poing puis des coups de pied au sol». Des témoins qui auraient tenté de s'interposer auraient « été repoussés à coups de pieds et de gaz lacrymogène », affirme le quotidien. « Par la suite, les policiers impliqués auraient même tenté de mettre la main sur les bandes vidéos, en vain puisqu'elles avaient déjà été saisies par les enquêteurs », écrit La Voix du Nord.

L'article d'origine, signé de Samuel Coguez,  précisait, en introduction :

Ils n'ont ni été placés en garde à vue, ni suspendus le temps de l'enquête par la direction départementale de la sécurité publique du Pas-de-Calais (DDSP). Ils continuent d'ailleurs d'exercer leur métier dans les rues d'Arras, comme si de rien, alors que l'un d'eux est même surnommé « Monsieur coup de boule » jusque dans les arcanes du commissariat.

Le surnom du bacqueux a été repris dans la brève figaresque, mais on a laissé tomber le reste...

Comme on laissera peut-être tomber l'affaire, qui sait ?

Afin d'éviter tout amalgame, la hiérarchie, en la personne de monsieur Thierry Alonso, directeur de la sécurité publique du Pas-de-Calais, a tenu à « communiquer » :

Ce lundi, il rappelait que la probité et l'honnêteté de ces hommes n'étaient pas en cause. Rien à voir avec ce qui se passe à Marseille.

Pour le directeur, « c'est la responsabilité personnelle et professionnelle des policiers qui est engagée », s'il s'avère que ces policiers n'ont pas eu les gestes appropriés pour procéder à une interpellation.

Il semble que l'on entende là comme un rappel de cette présomption d'innocence qui a été, curieusement, bien peu mise en avant dans le cas des policiers marseillais...

Il est vrai que leur affaire avait été présentée d'emblée comme rare et exceptionnelle. On ne qualifie probablement pas ainsi celle d'Arras... Un policier qui vous démolit le portrait est beaucoup moins salissant pour l'honneur de son uniforme virtuel - réduit, en l’occurrence à un brassard - que celui qui vous vole.

C'est comme partout, il y a une hiérarchie...